« Duchamp est mon avocat », aime à dire Virgil Abloh. Surfant sur la vague qui a vu fusionner le streetwear et la haute couture, ce designer qui fait fi des frontières est devenu directeur artistique de la ligne Homme chez Louis Vuitton en mars 2018 – le premier Afro-Américain à occuper un tel poste pour une grande marque de luxe européenne. « Dans mon esprit, le streetwear est lié à Duchamp », expliquait-il récemment au New Yorker. « C’est cette idée du ready-made… C’est comme le hip-hop. C’est du sampling. »
Alors que Marcel Duchamp signait un urinoir en porcelaine « R. Mutt 1917 » et le baptisait Fontaine, Abloh a fait imprimer « SCULPTURE » sur un sac à main, deux gestes qui nous incitent à repenser notre perception de l’art et des objets qui nous entourent. Cette utilisation des guillemets est l’une des signatures créatives d’Abloh, d’où la ponctuation de Virgil Abloh: « Figures of Speech », titre d’une rétrospective présentée au musée d’art contemporain de Chicago en 2019, puis à Atlanta, et qui se poursuit aujourd’hui à Boston.
Abloh est né en 1980 à Rockford, dans l’Illinois, de parents ghanéens. Sa mère couturière l’a initié à son métier ; il n’a aucune formation académique dans le secteur de la mode. Sa créativité sans limites a très tôt émergé. Adolescent, fan de skateboard, il se passionne pour le graffiti et montre des talents de DJ (une passion durable qu’il a exercée lors de festivals prestigieux, dont Coachella). Cependant, influencé par le pragmatisme de ses parents, il étudie le génie civil à l’Université du Wisconsin-Madison, avant d’obtenir une maîtrise d’architecture à l’Illinois Institute of Technology de Chicago.
Ce qui lui a permis d’être au bon endroit et au bon moment pour rencontrer le rappeur Kanye West, lui-même en pleine ascension. Abloh a été pendant plusieurs années le directeur artistique de West ; au cours de cette période, en 2009, tous deux font un stage chez Fendi, sous la direction de Michael Burke, aujourd’hui directeur général et PDG de Louis Vuitton.
En 2013, Abloh s’est véritablement démarqué en fondant la marque de streetwear culte Off-White, qui compte actuellement quelque 7,5 millions de followers sur Instagram. Les rayures diagonales noires et blanches sont la marque de fabrique de la ligne, qui s’appuie fortement sur les éléments graphiques de l’environnement urbain. Abloh a rapidement gravi les échelons de la mode. En 2015, il était le seul Américain parmi les huit finalistes du Prix LVMH pour les Jeunes Créateurs de Mode ; en 2017, il a été nommé designer international de l’année par GQ. Un an plus tard, il prenait ses quartiers chez Louis Vuitton.
L’exposition « Figures of Speech » explore cette trajectoire remarquable en s’intéressant aux activités d’Abloh dans les domaines de la mode, de la musique, des arts, du mobilier et du graphisme. Des thèmes stylistiques émergent dans toutes les disciplines, notamment la transparence – le boîtier de l’album Yeezus de Kanye West en 2013, orné uniquement de l’autocollant rouge qui le scelle ; une platine Pioneer dont l’habillage transparent révèle son fonctionnement interne ; une valise transparente pour la marque de bagages Rimowa. Ces projets sont tous nés de collaborations, élément central de l’approche d’Abloh, qui l’a amené à faire équipe avec des entreprises comme IKEA ou Evian. Son partenariat le plus célèbre est celui avec Nike. Des versions redessinées de modèles de baskets font partie de l’exposition, de même que ses robes pour Serena Williams pour l’US Open 2018 (avec « LOGO » au-dessus de la virgule-emblème de Nike et « SERENA » sur l’unique manche).
Au moment de prendre la direction artistique de la ligne Homme de Louis Vuitton, Abloh déclarait dans le New York Times : « D’une certaine manière, tout ce que j’ai produit jusqu’ici prouve que je suis à même d’assumer le rôle qu’on me propose aujourd’hui. Je pense que c’est une sorte de collaboration ultime. » Ses ambitions dépassent le seul dessin de mode et visent à changer l’industrie elle-même. Fondée en 1854, la maison Louis Vuitton, malletier à l’origine, semble la mieux placée pour relever ce défi ; dans un post sur Instagram, lors de son premier défilé en juin 2018, Abloh écrivait : « Une vision globale de la diversité est indispensable au concept de mon défilé et est reliée à l’ADN voyageur de la marque. »
Dans la même veine, dans le livret du show, une carte indiquaitles origines des mannequins qui défilaient sur un podium au dégradé de couleurs dans les jardins du Palais-Royal à Paris. Les thèmes centraux – Le Magicien d’Oz (une analogie avec la propre course folle d’Abloh, loin de chez lui) et une lumière blanche qui frappait un prisme – tournaient autour de l’arc-en-ciel, avec ses connotations positives, optimistes et solidaires. Une abondance de chaînes faisait référence à son passé de designer streetwear, mais elles étaient ici en céramique blanche ou de couleurs vives. Pour le final, le mannequin, vêtu d’un poncho métallique style Tin Man et d’un pantalon au motif de briques, portait l’icône de la Maison, le sac Keepall, au monogramme gaufré, en PVC iridescent et transparent.
Virgil Abloh: « Figures of Speech »
Du 14 juillet 2020 au 26 septembre 2021
Institute of Contemporary Art, Boston
Article publié dans le numéro de juillet 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.