Histoire

Petite histoire franco-américaine de la crème glacée

Le 17 juillet, c'est National Ice Cream Day ! La France n’est pas le pays où l’on mange le plus de glace : à peine six litres par personne et par an, contre vingt litres aux Etats-Unis, le deuxième plus gros consommateur au monde (après la Nouvelle-Zélande). L’Hexagone a pourtant marqué l’histoire de la crème glacée outre-Atlantique : Thomas Jefferson était grand amateur et depuis 1977, la French ice cream est reconnue par le droit américain.
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© Ilya Ilford

Vanille, fraise, cookies et crème, miel, noisette, menthe et pépites de chocolat… Devant les vitrines réfrigérées de la boutique Van Leeuwen, un glacier artisanal fondé à New York en 2008 qui a depuis essaimé dans le New Jersey, en Pennsylvanie, au Texas et jusqu’en Californie, le regard passe d’un parfum à l’autre. Avant de s’arrêter sur la mention French ice cream qui apparaît sur la plupart des pots de couleur pastel. Une technique pour cette marque 100 % américaine de capitaliser sur la French touch ? Pas seulement.

« La mention French signifie que la recette contient des œufs », nous renseigne-t-on au comptoir de la boutique, dans le quartier de Prospect Heights, à Brooklyn. C’est la FDA, l’autorité américaine de régulation des aliments (et des médicaments), qui l’exige : tout dessert glacé qui contient au moins 1,4 % de jaunes d’œufs et 10 % de matière grasse laitière doit porter l’appellation French ice cream. (Frozen custard et French custard ice cream sont aussi acceptés.) Van Leeuwen incorpore en effet dans ses recettes « deux fois plus de jaunes d’œufs » que ses concurrents Ben & Jerry’s et Häagen-Dazs.

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© Yves Damin
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© Yves Damin

Le jaune d’œuf de la recette dite « française » donne à la glace une texture plus riche et une saveur plus complexe que la recette dite « américaine » ou « de Philadelphie », qui ne contient que de la crème (ou du lait) et du sucre (plus la glace est sucrée, plus elle sera malléable – ou scoopable, comme disent les glaciers). L’œuf sert aussi d’émulsifiant naturel : la lécithine présente dans le jaune stabilise le mélange et empêche que l’eau et la matière grasse contenues dans le lait et la crème ne se séparent, comme le vinaigre et l’huile dans une vinaigrette.

Le procédé est ancien. Dans son livre Nouvelle instruction pour les confitures, les liqueurs et les fruits, publié en 1692, le cuisinier (et inventeur de la crème brûlée) François Massialot donne une recette de glace avec « une chopine de crème douce » et autant de lait, une demi-livre de sucre et trois jaunes d’œufs. Un mélange bouilli, versé dans un moule à glace et mis au froid pendant trois heures. Ce que le chef français, cuisinier du frère de Louis XIV, appelle « fromage à l’angloise » est en réalité une crème anglaise (custard en anglais) glacée – d’où le terme frozen custard, répandu aux Etats-Unis.

Un dessert mythique

Les origines de la glace sont disputées. Les premières recettes de glace à l’eau sont-elles arrivées de Chine, au XIIIe siècle, dans les bagages de Marco Polo ? Est-ce la Florentine Catherine de Médicis, mariée en 1533 au futur roi Henri II, qui a popularisé en France les sorbets ? Le Procope, ouvert à Paris en 1686 et fréquenté par Benjamin Franklin et les philosophes des Lumières, est-il le premier café à servir des glaces ? Difficile à dire. Une chose est certaine : trois livres de cuisine consacrés aux desserts glacés sont publiés en France entre 1750 et 1768. Dans L’Art de bien faire les glaces d’office, un certain M. Emy décrit avec précision le bain-marie d’eau et de sel (ou de salpêtre) qui permet de saisir la préparation et la glacière, cette remise souterraine où l’on entreposait, avant l’avènement de la réfrigération électrique, des blocs de glace récoltés en hiver. L’« officier » (sous l’Ancien Régime, un domestique affecté à la cuisine) partage ensuite une cinquantaine de recettes : glace à la vanille, à la cannelle, à la pistache ou au cacao, sorbet fraise, ananas, cassis, pêche, grenade ou groseille !

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© Yves Damin

A la même période, un notable américain du nom de William Black, invité à dîner chez le gouverneur à Annapolis dans le futur Etat du Maryland, découvre la crème glacée. « Un dessert pour le moins curieux» mais « des plus délicieux », consigne-t-il dans son journal le samedi 19 mai 1744. La glace est sans doute arrivée en Amérique avec les premiers colons, mais il s’agit de la première mention écrite recensée du dessert. Thomas Jefferson connaissait-il la glace avant d’arriver en France ? Ses écrits ne le disent pas, mais le troisième président des Etats-Unis est vraisemblablement tombé amoureux du dessert à Paris, où il est nommé ambassadeur de la jeune république américaine de 1785 à 1789.

A l’hôtel de Langeac, sa résidence au 92 avenue des Champs-Elysées, il se lie d’amitié avec le maître d’hôtel Adrien Petit. Séduit par ses prouesses culinaires, le rédacteur de la Déclaration d’indépendance prendra le temps de recopier sa recette de crème glacée à la vanille ! Le document manuscrit en anglais, conservé à la Bibliothèque du Congrès à Washington, liste deux bouteilles de « bonne crème », six jaunes d’œufs, 230 grammes de sucre et un bâton de vanille. Une recette, adaptée en 1938 par l’historienne Marie Kimball, encore suivie de nos jours par les bloggeurs, youtubeurs et autres pâtissiers amateurs.

De la glace française à la Maison-Blanche

Lorsque Jefferson quitte Paris, il emporte avec lui 86 caisses, malles et ballots. Parmi ses effets : plusieurs bustes de lui-même, de Voltaire, Turgot, Benjamin Franklin, George Washington et John Paul Jones par son ami le sculpteur Jean-Antoine Houdon, un portrait de Lafayette par Joseph Boze, aujourd’hui dans les collections de la Massachusetts Historical Society à Boston, un clavecin et une presse à copier, 25 livres de nectarines, 10 livres de moutarde, 312 bouteilles de vin… et quatre moules à glace ! Des moules qui figurent dans un inventaire de la Maison-Blanche en 1809.

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© Yves Damin
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© Yves Damin

Grâce à Jefferson, la glace à la française s’impose aux Etats-Unis. Le chef présidentiel Honoré Julien régale les convives avec un dessert de pâte feuilletée fourrée à la crème glacée, avant d’ouvrir son propre service de traiteur à Washington. Les annonces pour les marchands de French ice cream fleurissent dans les journaux, à Indianapolis, à New York, à Nashville ou à Sacramento, et bientôt, on annonce des batteurs à glace rotatifs conçus en France. Les descendants de ces machines, les fameux French pots, continuent de tourner chez Greater’s, le glacier de Cincinnati qui a fêté en 2020 son 150e anniversaire.

La glace à la française reste un gage de savoir-faire. « Historiquement, les œufs servaient à stabiliser la préparation, mais ce n’est plus nécessaire aujourd’hui : il existe d’autres ingrédients naturels comme la farine de caroube ou la gomme de guar, très populaire dans les recettes végan », explique Lucienne Duforets. La Française installée à Houston est une experte de la crème glacée : elle a fondé en 2017 la glacerie artisanale Bellefontaine, du nom du petit village du Val d’Oise où elle a grandi, et vend ses produits dans quelque deux-cents restaurants et supermarchés au Texas, dans l’Oklahoma et le Missouri. « La tendance actuelle va vers moins d’œufs dans les recettes, mais la tradition française persiste aux Etats-Unis ! »

Recette (modernisée) de la crème glacée à la vanille de Thomas Jefferson

Battre les jaunes de 6 œufs jusqu’à ce qu’ils soient épais et de couleur citron. Ajouter progressivement 1 tasse de sucre et une pincée de sel. Porter à ébullition 1 litre de crème et verser lentement sur le mélange d’œufs. Mettre au bain-marie et quand le mélange épaissit, le retirer du feu et le filtrer dans un bol à l’aide d’un tamis fin. Une fois le mélange refroidi, ajoutez 2 cuillères à café de vanille. Congeler, comme d’habitude, avec un volume de sel pour trois volumes de glace. Placer dans un moule, emballer dans de la glace et du sel pendant plusieurs heures. Pour les réfrigérateurs électriques, suivez les instructions habituelles, mais remuez fréquemment.

Extrait du Thomas Jefferson’s Cook Book de Marie Kimball, publié pour la première fois par Garrett & Massie en 1938.

 

Article publié dans le numéro d’août 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.