La scène se déroule au pied de l’arc de triomphe de Washington Square Park, au sud de Manhattan. Un homme en redingote et une femme en jupons et robe à volants dansent au son d’un radiocassette. Non loin, trois jeunes filles sautent à la corde. Et rassemblés sous la branche à laquelle ils ont suspendu un panier en osier, trois garçons aux pieds nus jouent au basket. Tous ces personnages sont noirs. Ils sont les héros d’une toile de Jouy d’un genre nouveau : la Harlem Toile de Sheila Bridges.
En 2006, la décoratrice afro-américaine cherchait un papier peint pour décorer son appartement new-yorkais. Passionnée de culture française, elle cherche un textile semblable à celui produit entre 1760 et 1843 à la manufacture de Jouy-en-Josas, à côté de Versailles. « Mais je ne trouvais pas de toile qui me parle vraiment », explique-t-elle. La créatrice ne se reconnaît pas dans les motifs de la toile de Jouy traditionnelle, inspirés par la mythologie et la vie champêtre telle qu’on la rêve dans les salons de l’Ancien Régime.
La Harlem Toile est née de ce manque : « Lorsque les designers ne trouvent pas quelque chose qu’ils aiment, ils le créent ! » Au lieu des bergères, des marquises et des joueuses de flûte, Sheila Bridges imagine des scènes de la vie afro-américaine, comme la double corde à sauter de son enfance. Le tout sur un fond de couleur moderne : jaune, orange, vert pomme, bleu ciel. Elle se réapproprie aussi les clichés que la culture populaire véhicule au sujet des Noirs. Un motif de son papier peint montre ainsi un couple assis devant un pique-nique de pastèque et de poulet frit.
Ailleurs, une jeune femme court au-devant d’une harde de chevaux et franchit un tronc d’arbre abattu comme si c’était une haie au 100 mètres. « C’est censé être moi », explique la décoratrice, qui a grandi à Philadelphie. « J’aime les chevaux. J’ai toujours monté et eu des chevaux. La famille de ma grand-mère avait une ferme en Virginie. Avec ce motif, je fais référence à la Grande migration – lorsque les Noirs ont quitté le Sud pour aller vers les villes du Nord – et je joue avec le stéréotype sur notre athlétisme. »
Une toile en prise avec son époque
Sheila Bridges a fait entrer la toile de Jouy dans le XXIe siècle, la rendant plus inclusive. En son temps déjà, la fabrique fondée par Christophe-Philippe Oberkampf (teinturier d’origine allemande, il deviendra le premier maire de Jouy-en-Josas et donnera son nom à une rue et une station de métro du 11e arrondissement de Paris) racontait des histoires et reflétait l’actualité. Des centaines de saynètes seront produites par le peintre Jean-Baptiste Huet avant d’être imprimées sur le tissu au moyen d’un large pochoir, le cadre plat.
Un carré de toile de 1784-1785 conservé au Metropolitan Museum of Art de New York montre un aérostat, inspiré par le premier vol des frères Montgolfier dans les jardins du palais de Versailles, deux ans auparavant. Dans le fonds de l’Art Institute de Chicago, on découvre l’inauguration du port de Cherbourg par Louis XVI, en 1786. Là, les pyramides de Gizeh vers 1800, au moment de la campagne de Napoléon en Egypte. Une autre scène, dessinée pendant la guerre d’indépendance américaine, représente l’arrivée des explorateurs français en Floride au XVIe siècle.





« Chaque vignette est une trace historique », explique Sheila Bridges. « C’est ainsi que je considère la toile et c’est pourquoi je pense que c’est un medium aussi puissant. » Reconnues comme un témoignage de notre époque, ses créations ont rejoint la collection du musée national d’histoire et de culture afro-américaines à Washington, du musée du design Cooper Hewitt à New York, du Brooklyn Museum et du Museum of Art de Philadelphie. En 2015, la décoratrice a aussi exposé son travail en France, au musée de la toile de Jouy. A cette occasion, la Harlem Toile américaine côtoyait un foulard Hermès et une robe dessinée par Jean-Paul Gaultier.
La toile de Jouy n’a pas dit son dernier mot. « C’est un classique intemporel, et ça va avec tout », apprécie Sheila Bridges. « Je m’amuse beaucoup avec!» En témoigne ses dernières collaborations : des baskets avec Converse, des robes avec Mark Ingram, des bougies avec L’or de Seraphine, un haut-parleur avec Sonos, des assiettes, des tasses et une théière avec la faïencerie Wedgwood, fondée par un abolitionniste britannique en 1759, et des ensembles chemise-short avec Nordstrom. Avec la marque de streetwear Union Los Angeles, elle a aussi signé une série limitée de planches qui seront vendues au profit du skatepark californien où évoluait Tyre Nichols avant d’être tué par la police, en janvier dernier.
Une Parisienne de cœur
En septembre, Sheila Bridges dévoilera une nouvelle collaboration, avec la marque française Le Creuset. Comme un pas de plus en direction du pays qu’elle aime tant. Enfant déjà, la future décoratrice était bercée par les histoires de son père, capitaine dans l’U.S. Air Force, affecté à Dijon dans les années 1950. Elle étudiera le français, au lycée puis à l’université de Brown, dans le Rhode Island, avant de se former à la décoration d’intérieur à la Parsons School of Design de New York.
Depuis, elle traverse régulièrement l’Atlantique. Elle revient justement de Paris, où elle a écumé à pied les boutiques, les galeries et les décorateurs de la Rive gauche en quête d’inspiration : Blanchetti et de Gournay, rue des Saints-Pères, et Michele Aragon, rue Jacob. Avant d’assister au colloque Black Portraiture[s] au musée du quai Branly, organisé en partenariat avec Harvard et NYU, et de suivre un match du Français Gaël Monfils à Roland-Garros. Sheila Bridges sera de retour dans la capitale en janvier pour visiter, comme presque chaque année, les salons Paris Déco Off et Maison & Objet.
La créatrice, qui a décoré les bureaux new-yorkais de Bill Clinton en 2001 et vient d’achever la résidence de la vice-présidente Kamala Harris à Washington, se revendique comme « une narratrice visuelle ». Chacun des motifs de sa toile raconte une histoire. En ce sens, elle rejoint des artistes afro-américains comme Kehinde Wiley, Kara Walker ou Kadir Nelson, qui s’est inspiré de La Liberté guidant le peuple de Delacroix pour rendre hommage aux manifestants de Black Lives Matter en 2020. Chacun détourne les canons de l’art occidental pour célébrer les communautés invisibilisées par l’histoire.
« Il est temps de revoir notre iconographie », commente Sheila Bridges. « Les gens ont toujours vu la toile de Jouy d’une certaine manière, sans aucun personnage noir. Pourquoi ? » Elle poursuit : « Une relation très forte a toujours existé entre la France et Harlem, car de nombreux Afro-Américains se sont installés à Paris après les deux guerres. Paris et Harlem entretiennent une relation mutuellement respectueuse et bénéfique. Il était donc logique pour moi, vivant à Harlem, de jouer sur un thème français. »
Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.