Vous parlez anglais ? Alors contentez-vous de la version originale de cet article. Inutile d’en lire cette traduction française, ou quoi que ce soit d’autre en français d’ailleurs, puisque la France et son peuple ne peuvent espérer rayonner à l’échelle mondiale qu’en anglais. C’est du moins ce qu’affirme le journaliste britannique Simon Kuper dans une série d’articles publiés récemment – en anglais et, grâce à la traduction de Lucas Faugère, en français – par Le Monde. Selon Simon Kuper, « à l’heure de l’anglais généralisé et de la traduction assistée par ordinateur », le français est une « langue de seconde zone » que de moins en moins de monde s’efforcera à apprendre. En bref, le français perd de son utilité et l’anglais règne en maître.
Soyons honnêtes, la langue de Molière (et de Voltaire, Rousseau, Descartes, Pasteur, Monet, Sartre…) n’est certainement pas la seule qu’éclipse l’anglais, présenté – surtout par les locuteurs natifs – comme la réponse à la tour de Babel. La filiale d’une grande entreprise américaine spécialisée en formation linguistique prétend même qu’apprendre la langue de Shakespeare rendrait « plus intelligent ». (A y lire de plus près, l’apprentissage d’une langue quelle qu’elle soit renforcerait les capacités cognitives et analytiques.) Outre-Atlantique voire outre-Manche, on aimait à plaisanter qu’une personne parlant plusieurs langues est polyglotte, alors qu’une personne parlant une seule langue est soit américaine soit britannique. Il semblerait bien que l’adage soit devenu réalité. Conséquence inévitable de ce que l’on décrit parfois comme un impérialisme linguistique, la place des langues étrangères à l’école et à l’université a fortement, voire lamentablement, chuté aussi bien aux Etats-Unis qu’au Royaume-Uni. D’après les chiffres de la Modern Language Association, entre 2013 et 2016, les universités américaines ont perdu plus de 650 cursus linguistiques, soit une baisse plus sensible encore qu’au cours des trois années précédentes. En Grande-Bretagne, une étude équivalente menée par l’University Council of Modern Languages révèle un recul similaire et une nette tendance à fusionner les langues avec d’autres disciplines, d’où le sentiment d’un déclassement de ces matières. De fait, tout le monde parle anglais, c’est bien connu. Alors pourquoi perdre du temps à apprendre une autre langue ?
Mais tout le monde parle-t-il vraiment anglais ? Après des années passées à traduire et à enseigner les langues, je constate que l’anglais de nombreux locuteurs non-natifs se résume à un pidgin ou un créole, où mots et structures grammaticales ont été simplifiés pour communiquer des idées souvent assez complexes. (Cette langue véhiculaire internationale est parfois désignée par le terme globish, sous-ensemble formalisé de l’anglais de base, formé de 1 500 mots de vocabulaire et d’une grammaire allégée.) Car dans sa forme élémentaire, l’anglais international peut être très rudimentaire. Ainsi, un PDG auquel je donnais des cours apprenait des verbes simples – to go ou to buy, par exemple – puis faisait des phrases du type « I go yesterday » (« je aller hier») ou « I buy tomorrow » (« je acheter demain ») en pointant un doigt devant ou derrière lui, indiquant par ce stratagème astucieux le temps de l’action. Et ça marchait ! Mon élève n’a jamais passé aucun examen d’anglais, pourtant il arrivait presque toujours à se faire comprendre. A un niveau nettement plus exigeant, les articles de recherche rédigés en anglais par des non-anglophones contiennent souvent des erreurs fondamentales que les éditeurs laissent passer, arguant que la science prévaut sur la grammaire. Voici un cas typique où la charrue (le prédicat) est mise avant les bœufs (le sujet) : « For determining interest rates is used the consumer price index. » C’est le genre de phrase qui se comprend, bien sûr, surtout quand on pense dans la langue d’origine du rédacteur, mais qui menace d’urticaire voire de burnout – pardon, d’épuisement professionnel – tout correcteur de métier. Face à cette fine plume ébouriffée, l’auteur grincheux se défendra : « Je ne vais pas m’excuser pour mes maladresses en anglais ! Après tout, c’est une langue universelle. » Dans ce contexte, les règles de grammaire et de syntaxe deviennent désuètes et la défense insistante d’un anglais « correct » est jugée colonialiste.
Ce qui nous renvoie à Simon Kuper et à son insistance sur l’utilité des langues. Alain Borer, poète et critique français aussi professeur invité de littérature française à l’Université de Californie du Sud, répète combien, au plan intellectuel, adopter une conception instrumentaliste des langues constitue une erreur fatale. A ses yeux, si la langue était un outil, on la trouverait au BHV. Or, chaque langue traduit un mode de pensée, une vision particulière du monde en lien avec des pratiques originales : « C’est en cela que la philosophie consiste à apprendre toutes les langues pour comprendre le monde, et la sottise une seule. »
Bien sûr, la langue est – et a toujours été – intensément politique. Aux Etats-Unis, plusieurs tentatives visant à établir l’anglais comme moyen d’expression officiel peinent à se concrétiser, bien souvent en raison d’objectifs loin d’être purement linguistiques. Des mouvements comme Official English, U.S. English (connu aussi sous le nom English-Only) ou ProEnglish cherchent depuis longtemps à s’imposer par le truchement de la législation. La dernière initiative en date, l’English Language Unity Act, consiste en une proposition de loi soumise, depuis 2005, à chaque Congrès nouvellement élu. Or, l’intérêt pratique de faire de l’anglais une langue officielle aux Etats-Unis – ce qui n’est pas le cas au niveau fédéral – est supplanté par les doutes quant aux intentions plus profondes de ces mouvements, notamment concernant l’immigration et l’enseignement bilingue. (Ces militants eux-mêmes ne maîtrisent pas tous leur langue maternelle : lors d’une manifestation English-Only, on pouvait lire sur une pancarte « Respect Are-Country: Speak English », ou l’équivalent de « Respecte n’autre pays : parle français ».)
Le français aussi compte un lourd passé historique et politique. En France, il est la seule langue officielle depuis le milieu du XVIe siècle, lorsqu’il a remplacé le latin. A compter de la Révolution de 1789, des efforts constants ont eu pour but de renforcer l’usage du français dans la vie publique en interdisant les dialectes et les langues régionales. Le breton, par exemple, a été banni des écoles et des églises au début du XXe siècle. Et, aujourd’hui, la progression implacable de l’anglais incite la classe politique française à défendre en priorité sa propre langue. Les plus cyniques verront sans doute dans ces nobles entreprises la volonté de contrer la prédominance d’idées « anglo-saxonnes », synonymes d’un capitalisme rampant. Que nenni ?
Pour le gouvernement français, étendre le rayonnement international de sa langue est un projet culturel majeur. Parmi ses principales initiatives, citons l’inauguration imminente de la Cité internationale de la langue française, institution dédiée à la langue française et aux cultures francophones. Symboliquement, la CILF aura son siège à Villers-Cotterêts, commune du nord de la France où fut signée, il y a 450 ans, l’ordonnance actant la primauté du français. L’annonce de mesures aussi volontaristes intervient alors que, dans d’anciennes colonies françaises en Afrique, le français est devenu un sujet potentiellement explosif. En Algérie notamment, les autorités ont signifié le remplacement, dans les correspondances officielles, du français par l’arabe et l’enseignement de l’anglais en primaire. Le président algérien a ainsi déclaré : « Le français est un butin de guerre mais l’anglais est la langue internationale. » D’autres pays, dont le Gabon et le Togo, se rapprochent également du monde anglo-saxon.
Pour autant, la persistance de la France à encourager un monde multilingue ne semble résulter ni d’une manœuvre politique ni d’une fierté blessée. Le français n’appartient plus à sa seule terre natale. Avec quelque 300 millions de locuteurs dans le monde et le statut de langue officielle dans une trentaine de nations, il jouit d’une large portée à l’international. Selon le président Emmanuel Macron, le français est devenu la langue de beaucoup d’autres pays, au point d’appartenir désormais à tout le monde. L’Afrique, a-t-il affirmé, est « l’épicentre » de la francophonie parce que c’est là que « des femmes et des hommes […] écrivent, inventent, innovent dans une langue qui est la leur et qu’ils […] réinventent sans cesse ». Cette insistance sur l’ouverture et l’inclusivité est cruciale parce qu’indicatrice de la croissance organique du français, qui conserve néanmoins son intégrité linguistique et ses valeurs intrinsèques.
L’anglais, en parallèle, a évolué au point de devenir pluriel, avec le néologisme Englishes – ou même global Englishes –, lequel renvoie à la multiplicité des anglais contemporains. Ces langues anglaises se sont subdivisées en sous-espèces au fil d’un processus qui a vu le Standard English – la variante « utilisée par les puissants », selon le regretté linguiste américain James Sledd – être éclipsé par le World Standard English, devenu une – ou plutôt LA – langue internationale que pratiquent environ 1,35 milliard de personnes. Et c’est là que le bât blesse. Face à l’omniprésence de leur langue maternelle, les anglophones se trouvent souvent désavantagés dans la mesure où l’anglais ne leur appartient plus et où l’usage « correct » n’est pas la seule option. Lors d’une conférence ou réunion internationale, des universitaires ou cadres dirigeants disons chiliens, chinois et grecs discuteront et communiqueront avec aisance dans un anglais qui leur est propre. Or, si un Américain ou un Britannique intervient, les échanges vont s’interrompre : « Sorry, what you say? »
Simon Kuper peut bien répéter à l’envi que c’est aux autres d’apprendre l’anglais pour espérer rayonner, les non-anglophones forment désormais la majorité des locuteurs dans le monde. Aussi Américains et Britanniques feraient-ils bien de ne pas s’endormir sur leurs lauriers. Peut-être même devraient-ils apprendre le français.
Pour aller plus loin
En amont de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française au printemps prochain, Leïla Slimani, journaliste et femme de lettres franco-marocaine (Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce), a invité une dizaine de personnalités, dont le cinéaste et écrivain franco-chinois Dai Sijie ou encore la chanteuse et militante d’origine béninoise Angélique Kidjo, à réfléchir à ce que le français signifiait pour eux et à son rôle dans notre société. Leurs courts essais, publiés sous le titre Nos langues françaises, offrent des éclairages fascinants sur l’importance d’une langue qui « sembl[e] parfois être l’un des derniers refuges de cette devise en forme de promesse : Liberté, égalité, fraternité. »
Article publié dans le numéro de novembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.