Livres

Leïla Slimani : écrire pour briser les tabous

Après Chanson douce, prix Goncourt en 2016, Dans le jardin de l’ogre, le premier roman de Leïla Slimani est traduit aux Etats-Unis.
[button_code]
© Pierre Hybre/MYOP

En 2016, Leïla Slimani devenait une star de la littérature française en obtenant, à trente-cinq ans, le prix Goncourt pour Chanson douce (The Perfect Nanny), un roman à l’écriture tranchante, librement inspiré d’un fait divers américain. Transposant à Paris l’histoire d’une « nounou tueuse » reconnue coupable de l’assassinat de deux jeunes enfants d’une famille new-yorkaise aisée, l’auteure franco-marocaine signait une tragédie glaçante qui interrogeait les rapports de classe.

On retrouve dans Adèle (Dans le jardin de l’ogre en version originale), son premier roman paru en France en 2014, le même regard acéré, la même douleur froide et impénétrable qui conduit un personnage à des comportements extrêmes. Jeune journaliste, mariée à un médecin et mère d’un petit garçon de trois ans, Adèle a, en apparence, tout pour être heureuse. Elle est pourtant envahie par des pulsions insatiables, une addiction au sexe qu’elle assouvit dans des impasses sordides ou des chambres d’hôtel minables, avec des hommes croisés au travail ou à des soirées. Richard, son mari, ne voit rien, ou ne veut rien voir, trop occupé par ses rêves de vie bourgeoise à la campagne.

Portrait d’une femme qui se noie, le roman creuse jusqu’au vertige un vide existentiel que rien ne peut combler. Adèle n’est pas une libertine heureuse. Comme Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, elle est rongée par l’ennui et l’insatisfaction. Ses étreintes, aussi toxiques que des shoots d’héroïne, ont un goût nauséeux d’alcool et de tabac froid. S’approchant toujours plus près du bord de la falaise, la jeune femme s’abîme chaque jour un peu plus, happée par ce « désir de chute » dont parle l’écrivain tchèque Milan Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être.

Leïla Slimani ne cherche pas à expliquer. C’est sa force. Sans faire de psychologie, elle installe un malaise diffus et décrit pas à pas, parfois très crûment, la double vie d’Adèle. Inversant les rôles traditionnellement assignés aux hommes et aux femmes, elle fait de son personnage principal une prédatrice, mariée à un homme assez indifférent à la sexualité.

Au plus près des préoccupations contemporaines, Adèle explore les clivages au sein d’un couple issu de deux milieux sociaux différents, étouffé par des conventions, l’hypocrisie et les mensonges. Des thèmes qu’on retrouve dans Sexe et mensonges (2017), un essai sur la vie sexuelle au Maroc. Ecrit à partir de témoignages de femmes, il met en lumière le contrôle du corps des femmes, la pénalisation de l’homosexualité ou le rôle de l’intégrisme religieux, des questions encore taboues.

Née en 1981 à Rabat, la capitale marocaine, d’un père banquier et haut fonctionnaire et d’une mère médecin, Leïla Slimani est allée au Lycée Français puis a poursuivi ses études à Paris. Diplômée de l’Institut d’études politiques, un temps journaliste au magazine Jeune Afrique, elle se consacre aujourd’hui à l’écriture. Soutien d’Emmanuel Macron lors de la campagne de 2017, elle a été nommée représentante du président pour la francophonie. Ce qui ne l’a pas empêchée de lui reprocher de ne pas avoir défendu les immigrés avec assez de « vigueur ». Une voix singulière et courageuse, qui n’hésite pas à mettre sa notoriété au service des plus faibles.

leila-slimani-dans-le-jardin-ogre-gallimard

Dans le jardin de l’ogre de Leïla Slimani, Gallimard, 2014. 224 pages, 17,50 euros.


Article publié dans le numéro de mars 2019 de France-AmériqueS’abonner au magazine.