Alice Waters a toujours voulu vivre à la française. Après une année passée à Paris, la chef américaine a introduit la cuisine du marché à Berkeley, en Californie, où elle a ouvert en 1971 le premier restaurant « de la ferme à la table » aux Etats-Unis.
Près de cinquante ans plus tard, Chez Panisse reste à l’avant-garde de cette « délicieuse révolution ». Sa pimpante propriétaire de 73 ans fait le tour des Etats-Unis pour promouvoir son dernier livre, Coming to My Senses: The Making of a Counterculture Cook (Clarkson Potter), une autobiographie dans laquelle elle relate son éveil à la gastronomie et à la politique. Nous avons rencontré Alice Waters un lundi soir d’octobre alors qu’elle se préparait à donner une conférence à la Brooklyn Academy of Music à New York.
France-Amérique : Vous êtes partisane du slow-food depuis de nombreuses années. Comment définissez-vous ce concept ?
Alice Waters : Le slow-food vise à familiariser les gens avec l’idée de la biodiversité et de la viabilité au travers du goût. L’industrie du fast-food nous a amenés à penser que l’agriculture est une corvée et que se nourrir doit être bon marché, rapide et facile. Toutefois, si vous achetez auprès de ceux qui respectent la terre et se préoccupent de l’avenir, vous soutenez un ensemble de valeurs. Vous faites une bonne chose pour vous-même et pour la planète. Les aliments que nous consommons et les choix que nous faisons peuvent changer le monde. C’est ce que j’ai appris en France.
En quoi l’année que vous avez passée à la Sorbonne, à Paris, a-t-elle influencé votre éducation gastronomique ?
Tout ce que j’ai accompli dans ma vie est lié à cette période passée en France. En 1965, les Etats-Unis avaient complètement adopté le fast-food mais la France gardait encore sa culture gastronomique traditionnelle. Les gens allaient au marché deux fois par jour et les écoliers avaient deux heures pour déjeuner en famille. J’ai découvert le pain frais, la confiture d’abricot, les huîtres gobées à même la coquille, la roquette sauvage de Nice, les crêpes de Bretagne… J’ai eu l’impression de manger pour la première fois. Mes amis français m’emmenaient dans des petits restaurants et m’initaient à la façon de manger à la française. Nous commencions par une entrée, puis un plat principal et une salade avant le dessert. Nous terminions le repas par quelque chose de léger et sucré, comme un fruit ou une part de tarte au citron. J’ai adoré manger de cette manière. En rentrant en Californie, j’ai commencé à chercher des marchés et des petits producteurs puis j’ai décidé d’ouvrir mon propre restaurant français !
La France s’est éventuellement mise à la mondialisation, aux supermarchés et au fast-food. Quelle est la position actuelle de la France et des Etats-Unis par rapport au slow-food ?
Certaines régions des Etats-Unis sont maintenant en avance sur la France et encouragent les produits locaux et de saison. Mais un mouvement très positif est en marche en France : de plus en plus de jeunes ouvrent des restaurants « de la ferme à la table » s’associent avec des agriculteurs comme nous l’avons fait à l’ouverture de Chez Panisse. Le slow-food se développe plus rapidement en France, où la culture est profondément enracinée dans l’agriculture et la gastronomie, qu’en Amérique, où cinquante ans d’alimentation industrielle nous ont coupés de nos racines.
Le programme d’éducation par le jardinage et la cuisine que vous avez fondé en 1995, The Edible Schoolyard, existe dans près de soixante-dix pays, mais pas en France. Pourquoi ?
Nous y arriverons. Le système éducatif français pourrait très facilement inclure un programme visant à enseigner d’où viennent les aliments. La France pourrait même soutenir ses agriculteurs en leur demandant de fournir des repas biologiques et de saison aux écoles locales. J’ai beaucoup d’espoir. Françoise Nyssen, la ministre française de la Culture, a fondé une école privée en Camargue où les étudiants apprennent en cultivant la terre et en s’occupant des animaux. C’est également bon signe que le président français cite régulièrement Marcel Pagnol, dont nous nous sommes inspirés pour créer Chez Panisse !
La notion de terroir est en train de prendre de l’ampleur aux Etats-Unis. En quoi ce concept est-il différent de celui que l’on connaît en France ?
Nous commençons à peine à comprendre la notion de terroir ici aux Etats-Unis. Le terroir est affaire de discernement, de connaissance des variétés, de l’endroit et de la saison à laquelle elles doivent être plantées, de la façon dont il convient de s’en occuper et de les utiliser en cuisine. La notion de terroir semble actuellement se développer en Californie, particulièrement en ce qui concerne les pêches. Les agriculteurs apprennent où faire pousser les meilleures pêches O’Henry, les meilleures Suncrest, les meilleures Last Chance. Il s’avère que le flanc des collines, où il fait plus frais, convient mieux aux arbres que le fond des vallées. Nous en sommes encore aux balbutiements. La France a eu des centaines d’années pour développer et améliorer le processus, tandis que les Etats-Unis ont moins de cinquante ans derrière eux. Se familiariser avec la terre est un processus qui exige du temps.