Crise d'identité

En France et aux Etats-Unis, les musées en quête de potion magique

Financement public (modèle français) ou dynamisme du mécénat (modèle américain) ? Avec la pandémie de coronavirus et la crise économique, les grands musées s’interrogent sur leur avenir.
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© John Holcroft

Sourire énigmatique, silhouette gracile, érotisme ambigu : la toile de Lucas Cranach l’Ancien représentant Lucrèce Borgia, fille naturelle du cardinal Rodrigo Borgia, était une des gloires du Brooklyn Museum. Comme ce chef-d’œuvre du maître de la Renaissance allemande, vendu aux enchères chez Christie’s en octobre dernier, plusieurs autres tableaux signés Corot, Courbet ou Francesco Botticini ont quitté les cimaises. Cinq toiles de Monet, Matisse, Degas et Dubuffet ont été vendues lors d’une seconde vente chez Sotheby’s le même mois. Privé de visiteurs par la pandémie et croulant sous le poids des charges, le musée new-yorkais a dû se résigner à se séparer des bijoux de famille. Anne Pasternak, sa conservatrice, n’est pas la seule confrontée à une telle décision. Les dotations des mécènes ayant chuté brutalement, pas moins de huit grands musées américains ont dû vendre quelques-unes de leurs œuvres pour un montant estimé à plus de 100 millions de dollars.

Frappé de plein fouet par la pandémie et la crise économique, souvent oublié par les pouvoirs publics, le secteur culturel américain est à la peine. Grands et petits musées, désertés par le public, se débattent pour éviter une fermeture définitive. La mise en vente de certaines des œuvres de leur collection pour pouvoir payer leurs frais de fonctionnement (la désaccession) a longtemps fait figure de tabou. Pour l’Association des directeurs de musées d’art, cette facilité ne devait être utilisée que pour acquérir de nouvelles œuvres, en aucun cas pour « monétiser », tirer un profit de leur collection. La crise en a décidé autrement. Avec une billetterie asséchée, des mécènes aux abonnés absents, ces lieux de culture risquent d’éteindre définitivement la lumière si leurs directeurs ne trouvent pas les moyens de financer les coûts de conservation et d’entretien des œuvres.

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© John Holcroft

La résistance des musées français

Fondé sur l’argent privé, le mécénat et la billetterie, le modèle américain (et britannique) semble à première vue plus vulnérable que le modèle français (partagé en Europe) reposant sur l’argent public. Comme le Louvre ou le Centre Pompidou, confrontés à une baisse du public, mais plus résistants à la conjoncture grâce à l’amortisseur de leurs dotations budgétaires, les musées français subventionnés ont rouvert plus tôt leurs portes. Et pas question de vendre des œuvres : la loi leur interdit d’« aliéner » ce qui relève du patrimoine public.

Supériorité du modèle français ? Pas si vite. La force actuelle de ces musées publics fait leur faiblesse en temps normal : avec un budget d’achat ridicule (celui de Beaubourg était plafonné à 2 millions d’euros pour 2018), ils sont gérés de façon très conservatrice, donnant la préférence à l’acquis au détriment du nouveau. Ce que permet au contraire la désaccession américaine qui, dans le respect du devoir de transmettre, autorise à faire tourner les collections de manière dynamique pour acquérir des œuvres plus en ligne avec l’époque, grâce à la cession d’œuvres mineures ou déjà bien représentées.

En France, l’inaliénabilité appliquée avec rigueur montre ses limites. Si Beaubourg, ouvert pourtant en 1977, présente l’une des plus belles collections du monde d’art moderne, son département d’art contemporain a des lacunes : très peu, par exemple, d’œuvres d’artistes étrangers de l’expressionisme abstrait comme Rauschenberg, Jackson Pollock ou De Kooning. Moins en tout cas qu’au MoMA ou même au Broad Museum, le grand établissement privé d’art contemporain à Los Angeles.

L’Amérique irriguée par le mécénat

Il a fallu attendre deux grands mécènes, Bernard Arnault avec sa Fondation Louis Vuitton et François Pinault avec son musée de la Bourse de Commerce, dédié aussi à la création actuelle, pour faire bouger les lignes dans un pays fasciné par son passé culturel. Ce n’est pas le cas de l’Amérique, irriguée, de David Rockefeller à David Geffen, par une tradition de mécénat, encouragée par des avantages fiscaux exceptionnels, qui font dire à certains qu’en l’absence d’un ministère spécifique, la gestion de la culture est déléguée aux spéculateurs, collectionneurs et donateurs qui devraient reprendre les chemins de la philanthropie et du marché de l’art une fois la pandémie passée.

En réalité, les systèmes américain et français sont complémentaires. Une politique culturelle où le goût et les décisions de financement n’appartiendraient qu’à l’Etat s’expose à la bureaucratisation, à l’immobilisme. Mais financée uniquement par l’argent privé, dépendante de la générosité des mécènes, une politique d’acquisition et de conservation risque d’être trop marquée par l’air du temps et de mal vieillir. Anne Pasternak l’a bien compris. La cagnotte constituée par la vente d’une vingtaine d’œuvres servira à créer un fonds de 40 millions de dollars, dont les revenus permettront au Brooklyn Museum d’affronter sereinement le futur. Quant à Beaubourg, ce musée public cherche à renforcer à tout prix le cercle de ses bienfaiteurs… privés.


Article publié dans le numéro de février 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.