En juin dernier, l’intellectuel français qui s’exporte le mieux au monde — quatre fois plus que le romancier français Michel Houellebecq — est allé voir la pièce de Joël Pommerat sur la Révolution française, Ça ira (1) Fin de Louis, référence à Louis XVI, le roi guillotiné. Il a adoré. Cette pièce l’a ramené à son thème préféré, la lutte contre les inégalités, et à une interrogation essentielle : comment la Révolution française a-t-elle échoué à les réduire ?
Ce qui pose une autre question : pourquoi, six ans après l’accueil exceptionnel réservé à son livre – 2,5 millions d’exemplaires vendus dans le monde dont 400 000 aux Etats-Unis –, la proportion de la richesse détenue par les hyper-riches a-t-elle encore augmenté ? Piketty avait été accueilli en rock star de Washington à Pékin, reçu par les conseillers d’Obama et les plus grands universitaires chinois. Et avait longuement discuté en tête-à-tête avec François Hollande, l’ancien président de la République française, avant de conseiller le candidat socialiste pour la dernière campagne présidentielle en 2017. Et puis plus rien : les démocrates, comme les socialistes, ont perdu l’élection présidentielle.
Forcément, cela fait réfléchir. Thomas Piketty est orgueilleux, mais intelligent, acharné au travail, soucieux d’avancer. Il a donc remis son ouvrage sur le métier en s’intéressant cette fois aux racines même des inégalités. Pourquoi les acceptons-nous tout en célébrant la méritocratie ? La réponse, selon Piketty, tient en un mot : l’idéologie. D’après l’auteur, c’est sur les idées et les valeurs qu’il faut travailler. En commençant par questionner le concept de propriété. Pourquoi est-elle sacrée ? Et comment expliquer, par exemple, que le roi Charles X ait imposé à Haïti d’indemniser les anciens propriétaires d’esclaves, au prix d’une énorme dette pour le pays, sans penser à indemniser les esclaves eux-mêmes ? Pour le professeur Piketty, fondateur en 2006 de l’Ecole d’économie de Paris, rivale de la London School of Economics, il n’y a qu’une solution : guillotiner la propriété. Ou presque.
A 48 ans, l’essayiste français pousse sa thèse anti-milliardaire un cran plus loin. Et propose un plan de bataille visant le « dépassement du capitalisme ». A l’entendre, au-delà d’un certain seuil, la propriété devrait devenir temporaire, grâce à l’instauration d’un nouvel impôt progressif sur la propriété allant jusqu’à 90 % au-delà de 2 milliards de dollars. Quant au pouvoir dans l’entreprise – le droit de vote des actionnaires –, il faudrait le plafonner à 10 % et partager le reste avec les salariés. En France, où le taux marginal de l’impôt sur les successions peut atteindre 60 %, on se méfie, même à gauche, de l’intransigeance de cet héritier soupe-au-lait de Robespierre, héros de la Révolution française pour les uns, idéologue sanguinaire pour les autres.
Faudra-t-il attendre la tournée américaine de Piketty, début 2020, pour que les Français s’emballent à nouveau pour ce trublion de l’économie ? C’est ce qui s’était passé en 2013. L’histoire des idées fait parfois des détours étonnants. Pour être lu et écouté à Paris, il a fallu que Thomas Piketty apparaisse en pop star en couverture de Bloomberg Businessweek avec le titre « Pikettymania » ! L’économiste, qui a enseigné deux ans au Massachusetts Institute of Technology, a beau parler anglais avec un terrible accent à la Maurice Chevalier, ses conférences ont eu un écho plus puissant aux Etats-Unis qu’en France.
Nul n’est prophète en son pays, dit le dicton. Pour Roland Lescure, député des Français d’Amérique du Nord et soutien d’Emmanuel Macron, « la place de Thomas Piketty est aux Etats-Unis », là où les inégalités sont les plus criantes. « Pourquoi pas dans l’équipe de campagne d’Elizabeth Warren et au cœur des débats de la primaire démocrate ? », s’interroge l’élu. Deux co-auteurs de l’économiste, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, travaillent d’ailleurs déjà avec la sénatrice du Massachusetts sur sa proposition d’impôt sur la fortune.
Piketty, meilleure arme du soft power à la française, vendant à l’Amérique non seulement ses livres mais aussi un modèle social français trop généreux, eu égard à son taux de croissance ? Pas sûr que ce soit une martingale gagnante dans un pays qui a toujours préféré augmenter le nombre des millionnaires que de le réduire par l’impôt… ou la guillotine.
=> Capital et idéologie de Thomas Piketty, Seuil, 2019. 1232 pages, 25 euros.
Article publié dans le numéro de mars 2020 de France-Amérique.