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Maëlle Gavet : la Française qui veut changer la tech

Ancienne dirigeante de Booking.com et de Compass, Maëlle Gavet a récemment publié un essai sur les dérives des géants de la tech mondiale. Française installée aux Etats-Unis, elle plaide pour une plus forte régulation des acteurs du numérique.
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© Anna Higgie

Maëlle Gavet n’a rien d’une militante anti-technologie. A 42 ans, cette Française a déjà dirigé trois acteurs importants du commerce sur Internet en Europe et en Amérique du Nord : Ozon, Priceline et Compass. Pourtant son premier livre, publié aux Etats-Unis à l’automne dernier, est un essai très virulent sur les dérives des « licornes », ces entreprises du secteur des nouvelles technologies valorisées à plus d’un milliard de dollars et qui, sous couvert de vouloir changer le monde, font parfois plus de mal que de bien.

Intitulé Trampled by Unicorns (que l’on pourrait traduire par « Piétinés par les licornes »), l’ouvrage arrive à un tournant dans l’histoire du capitalisme technologique. Après avoir été portés aux nues, Google, Apple, Facebook, Amazon ou Uber, pour ne citer que les plus connus, sont désormais accusés de tous les maux : désinformation, discours de haine, marchandisation des données personnelles, concurrence déloyale, évasion fiscale… Des deux côtés de l’Atlantique, les appels à réguler les GAFA se font de plus en plus forts.

Après quinze années aux commandes d’entreprises technologiques, Maëlle Gavet a voulu apporter sa contribution au débat, avec le souci de chercher ce qu’elle appelle « un juste milieu ». « Le monde de la tech a apporté des innovations sans précédent et une augmentation du niveau de vie pour beaucoup de gens, dans beaucoup de pays », explique-t-elle en visioconférence depuis son vaste appartement de Manhattan. « Mais il y a aussi des aspects qui sont franchement mauvais et même inacceptables. »

L’excuse d’un monde meilleur

Pour elle, les problèmes ont pour origine le manque d’empathie des créateurs de start-up, qu’il s’agisse de Travis Kalanick (Uber), Jack Dorsey (Twitter) ou Elon Musk (Tesla). Un chapitre de son livre donne même la liste de leurs traits de caractère qui relèvent de la psychopathie ! « Les gens de la tech pensent qu’ils sont là pour résoudre des problèmes d’inefficacité et derrière cela, il y a l’idée que les logiciels ou les robots sont plus efficaces que les humains. » S’y ajoute l’illusion, largement répandue, que « toute disruption est bonne à prendre parce que l’on construit un monde meilleur ».

Arrivée dans la technologie « un peu par accident », Maëlle Gavet a un parcours aux antipodes des entrepreneurs de la Silicon Valley. A l’âge où ces derniers étudiaient l’informatique à Stanford ou au MIT, elle suivait une licence en langue et littérature russes à la Sorbonne, avant un bref passage dans l’un des temples français des lettres et des sciences humaines, l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. « L’éducation française m’a été extrêmement utile », estime-t-elle avec le recul. « Elle a l’énorme avantage de créer un bagage critique, le fameux esprit cartésien. On l’associe au fait que les Français râlent tout le temps – ce qui est vrai – mais c’est surtout une capacité à voir ce qui ne va pas, quand beaucoup d’Américains estiment que tout est super génial. »

Après avoir bifurqué vers Sciences Po Paris, Maëlle Gavet a débuté sa carrière au Boston Consulting Group, où elle s’est spécialisée dans le commerce et les télécoms. Ce qui, combiné à sa passion pour la Russie, l’a mené chez Ozon.ru, numéro un local des sites de vente en ligne, dont elle est devenue PDG à seulement 34 ans. Après six ans à Moscou, elle déménage en 2015 pour Amsterdam, au siège européen du groupe Priceline (Booking.com), dont elle supervise les opérations internationales.

Deux ans plus tard, elle s’installe à New York pour diriger les opérations de Compass, une licorne de l’immobilier. Elle en partira en septembre 2019, suite à un désaccord sur la stratégie. « Je voulais aussi terminer mon livre, qui me demandait énormément de recherches, et je devais racheter une entreprise avec un fonds de capital-risque, ce qui ne s’est pas fait à cause de la pandémie. » Toujours basée à New York, où elle préside la branche locale de La French Tech, un réseau d’entrepreneurs français, elle compte bien rester aux Etats-Unis, « un pays que j’aime énormément et avec lequel j’ai beaucoup d’affinités professionnelles ».

Une troisième voie

Sa double expérience européenne et américaine explique son envie de trouver une « troisième voie » entre libéralisme débridé et diabolisation des entreprises. « Pour moi, le capitalisme entrepreneurial est une bonne chose, mais il est important que les gouvernements démocratiquement élus conservent ou implémentent un certain nombre de valeurs, une vision de la société. » Celle qui se dit « optimiste par nature » a voulu consacrer la deuxième moitié de son ouvrage aux solutions permettant de remettre les licornes dans le droit chemin. Pour elle, les réponses doivent venir autant des rois de la tech que des Etats. « Tout dépendra d’abord de la façon dont les entreprises prendront conscience des problèmes. J’entends beaucoup de dirigeants dire qu’ils y travaillent, mais combien accepteront de changer en profondeur leur modèle économique ? »

Quant à un durcissement de la régulation, qu’elle appelle de ses vœux, elle estime qu’il viendra avant tout de l’Europe, dans la foulée du Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en mai 2018. Aux Etats-Unis, et malgré de multiples auditions de patrons de la tech par le Congrès, les choses ont moins de chances d’avancer. « Les Américains sont beaucoup plus libéraux, voire libertariens pour certains d’entre eux : mettre des garde-fous contraignants à leurs entreprises, surtout à celles qui ont le plus de succès, est quelque chose de difficile à faire passer. Et ce sera encore plus dur dans un contexte de crise économique. »


Article publié dans le numéro de janvier 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.