Histoire

Edgar Degas, un impressionniste à La Nouvelle-Orléans

Edgar Degas est réputé pour ses toiles représentant de jeunes danseuses de ballet, des courses de chevaux ou sa série de peintures montrant des repasseuses au travail. On le sait moins, l’artiste a aussi peint La Nouvelle-Orléans, où il rendit visite en 1872 à la branche américaine de sa famille maternelle : des négociants en coton et en textiles. Ce séjour américain de six mois fut vécu comme un retour aux sources par l’artiste qui en rapportera 18 toiles.
[button_code]
Edgar Degas, Le Bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, 1873. © Jean-Christophe Poumeyrol/Musée des Beaux-Arts de Pau

En 1872, deux ans avant de connaître la gloire, Edgar Degas décide de rendre visite à son oncle et à ses frères à La Nouvelle-Orléans, la terre natale de sa mère, Célestine Musson. Enfant, Edgar l’entendait évoquer avec nostalgie le charme et l’exotisme de la Louisiane. Le jeune Edgar est fasciné par cette ancienne colonie française1 et rêve déjà de fouler un jour la terre de ses ancêtres…

L’oncle d’Edgar, Michel Musson, était un homme d’affaires prospère de La Nouvelle-Orléans. Il fit fortune dans le coton et les assurances, frayant à la fois dans les milieux créoles blancs francophones du French Quarter et avec les colons américains de la ville, qui habitaient les quartiers commerçants et résidentiels du Garden District. Les jeunes frères du peintre, Achille et René (respectivement nés en 1838 et 1845) avaient rejoint cet oncle d’Amérique dès 1865. Ils travaillaient tous trois dans l’entreprise familiale, un bureau de vente de coton.

A La Nouvelle-Orléans, René épousa sa cousine germaine, Estelle. Au cours d’un séjour parisien durant l’été 1872, René invita son grand-frère Edgar à l’accompagner en Louisiane. L’idée séduit le peintre. Son service dans la Garde Nationale durant le siège de Paris par les Prussiens, suivi de la sanglante Commune de Paris en 1871, l’avait plongé dans un profond désarroi… Professionnellement, il stagnait, ne connaissant pas encore le succès (les expositions impressionnistes dans lesquelles il jouera un si grand rôle ne commenceront qu’à partir de 1874).

Convaincu, Edgar suit René en Angleterre, où les frères embarquent pour la Louisiane en octobre 1872. Edgar Degas était alors âgé de trente-huit ans. Sur place, il est accueilli chaleureusement par sa famille américaine au complet. Avec plaisir, il déambule dans la ville, découvre la superbe rue de l’Esplanade et ses maisons luxueuses construites par plusieurs générations de Créoles.

La maison de son oncle Michel, sise au milieu d’un grand jardin, a belle allure avec sa véranda sur deux étages. Toute la famille De Gas2 y vit, dans des appartements privés. Edgar est logé dans l’appartement de son oncle qui lui offrit même un atelier pour exercer son art.

La beauté de La Nouvelle-Orléans

Le 19 novembre 1872, dans une lettre à un ami parisien, James Tissot, Edgar Degas s’émerveille de la beauté des lieux : « Des villas blanches à colonnes flûtées au milieu de jardins de magnolias, orangers et bananiers ; des nourrissons blancs dans les bras de leurs nounous de couleur« . Et encore : « Rien ne me plaît comme les dames en mousseline sur le devant de leurs petites maisons et les steamboats à deux cheminées, hautes comme des cheminées d’usine et les marchands de fruits aux boutiques pleines… et les jolies femmes de sang pur, les jolies quarteronnes si bien plantées. »

Une fois remis du voyage, l’artiste commence sa routine journalière : promenade jusqu’au bureau de coton de son oncle, où il lit les journaux et correspond avec ses associés et amis en France. Le soir, conversation animée avec les membres de la famille. René rapporte dans une lettre de 1872 : « Edgar est plein de curiosité pour La Nouvelle-Orléans, interrogeant les membres de sa famille sur leur vie et semble enchanté de leur accent du Sud qu’il s’évertue d’apprendre. »

Edgar peint leurs portraits, ce qui parfois n’est pas sans l’irriter ainsi qu’il ressort d’une de ses lettres, généralement rédigées sur le papier à en-tête des De Gas Brothers : « Rien n’est plus difficile que les portraits de famille ! Faire asseoir une cousine pour vous alors qu’elle allaite un bébé criard de deux mois est très difficile. Faire poser des enfants sur le perron est un travail qui double les fatigues du premier […]. Il faut qu’ils [les portraits] soient au goût de la famille avec des modèles affectueux mais un peu sans-gêne qui vous prennent beaucoup moins au sérieux parce que vous êtes leur neveu ou leur cousin. »

edgar-degas-portait-Estelle-Musson-madame-rene-de-gas-1872-1873
Edgar Degas, Portrait of Estelle Musson, Madame René de Gas, 1872-1873. © National Gallery of Art, Washington D.C.

Quoi qu’il en dise, ses portraits de famille sont à la fois naturels et tendres, d’une composition savante et minutieuse. Ses modèles les plus fréquents sont ses cousines germaines : Estelle, Mathilde et Désirée Musson. Le portrait de sa cousine et belle-sœur Estelle (mariée à son frère René) atteinte de cécité est certainement l’un des plus réussis. Empreint d’une grande réserve et de pudeur, il la représente juste avant la naissance de son quatrième enfant dont Degas devait être le parrain, assise, une ample robe cachant sa grossesse. Dans ce portrait à la touche très légère, il réussit à suggérer de manière convaincante la solitude de l’aveugle, les yeux ouverts mais détournés du spectateur. Ce calme de la pose s’harmonise avec la lumière argentée et la répétition des blancs, des gris et des roses pâles de l’ensemble.

En dépit de la brièveté de son séjour, Degas ne se limita pas aux portraits de famille. Observateur attentif de la vie, il peint aussi une société en plein changement. Son séjour coïncide avec un moment clé de l’histoire de La Nouvelle-Orléans : la Reconstruction, après les horreurs de la guerre de Sécession qui avait mis un terme au statut social des Créoles.

Certaines anciennes familles franco-créoles comme celle des Musson continuèrent cependant à parler français et s’accrochèrent à leur mode de vie aristocratique : grande demeure sur l’Esplanade, loge à l’Opéra, domesticité de couleur. Dédaigneuses de l’infusion d’étrangers anglophones, ces familles refusaient d’accepter la transformation rapide de leur ville en une métropole du Sud, avec son port commercial rivalisant en importance avec celui de New York.

Edgar-Degas-The-Song-Rehearsal-1872-1873
Edgar Degas, The Song Rehearsal, 1872–1873. © Dumbarton Oaks Museum, Washington D.C.

L’enthousiasme des premiers moments de son séjour louisianais retombé, le Parisien Degas se languit de la capitale et décide de rentrer en France en janvier 1873. Puis, au dernier moment, il change d’avis, estimant que le bureau de coton de son oncle où il se rend chaque jour devrait faire l’objet d’une peinture naturaliste. Il allonge son séjour de trois mois, travaillant sur des variantes de ce tableau représentant des marchands en hauts-de-forme et leurs collaborateurs diversement absorbés par le travail ou l’oisiveté, au milieu des balles de coton. Puis vient le retour en France en mars 1873.

S’il fut court, ce séjour fut une étape décisive dans la formation artistique du peintre. A son retour, il décide d’abandonner définitivement les sujets historiques d’inspiration néoclassique à la mode dans les années 1860, préférant aborder la réalité quotidienne, dans la lignée de ses toiles peintes à La Nouvelle-Orléans. Les scènes dont il fut le témoin dans la ville lui inspirèrent des tableaux remarquables, qui sont aujourd’hui considérés comme des chefs-d’œuvre de l’impressionnisme.


1
Etablie au XVIIIe siècle par les Français, passée ensuite sous domination espagnole pendant trente-cinq ans, La Nouvelle-Orléans était revenue aux Français sous Napoléon Ier avant d’être hâtivement vendue en 1803, avec le reste de la Louisiane, aux jeunes Etats-Unis.

2 Edgar Degas est le seul de sa famille à écrire son nom en un seul mot. Il n’hésite pas d’ailleurs à ironiser sur l’orthographe « aristocratique » utilisée par les autres membres de la famille : « Dans la noblesse on n’a pas l’habitude de travailler. Puisque je veux travailler, je porterai donc un nom roturier. »


Article publié dans le numéro d’octobre 2015 de France-Amérique. Je m’abonne au magazine.