Portrait

Maryse Condé : « L’Amérique m’a appris la fraternité »

Professeure à Berkeley, à Harvard puis à Columbia, où elle a fondé le Centre d’études françaises et francophones en 1997, l'écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé revient sur ses années américaines à l'occasion de la parution aux Etats-Unis de son roman En attendant la montée des eaux.
© Leif R. Jansson

Ecrivaine, professeure et critique, Maryse Condé est née en 1937 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Huitième enfant d’une famille de la bourgeoisie noire émergente et fille d’institutrice, elle découvre Aimé Césaire, Frantz Fanon et part étudier à Paris à l’âge de seize ans. Autrice de nombreux romans (Ségou ; Moi, Tituba sorcière… ; Histoire de la femme cannibale), d’essais et de récits autobiographiques (Le Cœur à rire et à pleurer ; La Vie sans fards), elle a enseigné aux Etats-Unis entre 1985 et 2005. Après Berkeley, les universités du Maryland, de Virginie et de Harvard, elle est entrée à Columbia où elle a fondé le Centre d’études françaises et francophones. Maintenant retraitée de l’enseignement, elle revient sur ses années américaines alors que paraissent simultanément deux livres : la traduction anglaise d’En attendant la montée des eaux et L’évangile du nouveau monde, son ultime roman.

Quand elle reçoit une lettre de l’université de Berkeley l’invitant à venir enseigner pour un an, Maryse Condé n’en revient pas. Elle vit alors en Guadeloupe, où elle s’est réinstallée après le succès de Ségou (1984-1985), une saga historique en deux tomes sur le déclin du royaume bambara. « J’étais rentrée en Guadeloupe pour me mettre à la disposition de mon peuple mais j’ai chômé pendant trois ans », explique-t-elle aujourd’hui. « Ni l’université ni la radio ne voulaient de moi. Quand j’ai reçu la lettre de Berkeley, en 1985, je n’en ai pas cru mes yeux : j’étais au chômage et on m’invitait aux Etats-Unis. Je n’ai pas hésité. Je suis partie et ma carrière universitaire et littéraire a commencé là-bas. »

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Maryse Condé en 1986 avec un exemplaire de Ségou, la saga historique en deux tomes qui lui ouvrit les portes de l’Amérique. © Philippe Giraud/ Gamma-Rapho/Getty Images

Comme d’autres écrivains francophones, Maryse Condé a été reconnue plus tôt et plus largement aux Etats-Unis qu’en France, à la fois comme enseignante et comme critique. « Quand j’étais étudiante à la Sorbonne et jeune diplômée, la France n’a rien fait pour moi. C’est un vieux pays avec des traditions, des habitudes de pensée et qui manque de curiosité. Les Américains ne se sont pas souciés de savoir ce que j’avais fait avant : ils ont aimé Ségou et se sont simplement dit que je pouvais être utile dans un département de français. »

La voix des diasporas noires

On la rencontre à Paris, où elle est de passage pour la promotion de son nouveau et ultime roman. Depuis qu’elle a quitté la capitale française en 2013, la romancière vit à Gordes, dans le Luberon, où elle s’est retirée avec Richard Philcox, son mari depuis quarante ans, qui traduit ses livres vers l’anglais. Fatiguée mais toujours en prise avec le présent, Maryse Condé garde une foi intacte dans le monde qu’elle a parcouru, des Antilles à l’Afrique, où elle a vécu dix ans en élevant ses quatre enfants, en passant par Paris, les Etats-Unis et Londres, où elle a travaillé pour la BBC. Roman testament aux allures de conte, L’évangile du nouveau monde, qui paraît en France en septembre, revisite avec humour la trame du texte canonique, interroge la nature de l’homme et la foi en l’amour. « Je savais que ce serait mon dernier roman. Je voulais résumer mes recherches, mes expériences et mes efforts, montrer que j’aurais moins compris le monde si l’amour profond qui nous unit, mon mari et moi, n’avait pas existé. »

En ce mois d’août paraît aussi aux Etats-Unis la traduction d’En attendant la montée des eaux, un roman de 2010 qui fait écho à la crise climatique actuelle et fait réfléchir à la manière dont les colonies et post-colonies ont été exposées au risque écologique. Ecrivaine prolifique dont les livres sont traversés par la question des origines, l’exil, la révolte et les marges, les liens entre l’Afrique et le Nouveau Monde, Maryse Condé a trouvé aux Etats-Unis un nouveau souffle, découvert une autre vision du monde : « L’Amérique m’a appris une sorte de fraternité. C’est là que j’ai appris à écrire sur tout ce qui m’intéressait, pas seulement sur les Antilles et la France. J’ai cessé de voir le monde avec des barrières. »

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Maryse Condé et son mari, le traducteur anglais Richard Philcox, à Seattle, en 1979. © Maryse Condé Archives

En 1986, elle publie Moi, Tituba sorcière… (dont l’édition américaine est préfacée par Angela Davis), l’un de ses livres les plus lus et enseignés aux Etats-Unis : l’histoire d’une fille d’esclaves accusée de sorcellerie dans le village de Salem, près de Boston. S’emparant d’une figure invisibilisée par l’Histoire, Maryse Condé lui donne une voix et la réhabilite en imaginant son retour dans son île natale de la Barbade, au temps des premières révoltes d’esclaves. « Ce texte nous a montré ce que pouvait faire la littérature pour compenser les carences historiques », analyse Kaiama Glover, professeure à Barnard College, qui a fait sa thèse avec Maryse Condé. « Tituba met en dialogue les Caraïbes anglophones et francophones et les Etats-Unis pour raconter les fondements des Amériques dans l’esclavage et le commerce racial. »

La création du Centre d’études francophones

Paru en 2005, Histoire de la femme cannibale est marqué par le séjour de Maryse Condé aux Etats-Unis. « C’est un texte de la mondialité qui se passe dans l’Afrique du Sud post-apartheid et met en scène une francophone noire mariée avec un homme blanc : elle ne l’aurait pas écrit si elle n’avait pas passé tout ce temps à enseigner aux Etats-Unis, à réfléchir sur la diaspora, le cosmopolitisme, les Black Studies », explique Madeleine Dobie, la directrice du département de français de Columbia, dont dépend le Centre d’études françaises et francophones, fondé en 1997 par Maryse Condé alors que l’université américaine s’ouvrait aux nouvelles voix francophones. « J’ai eu le feu vert du chef du département parce que j’enseignais Mongo Beti, Sony Labou Tansi, Cheikh Hamidou Kane », se souvient l’écrivaine. « Je voyais qu’ils faisaient du français un autre matériau que Gide, Proust et Aragon. J’ai essayé de cerner l’écart entre eux. Avec les mêmes mots, avec les mêmes sons, ils faisaient quelque chose de différent. Le Centre d’études francophones a fonctionné très vite ; je n’ai pas eu de mal pour imposer mes idées. »

Attaquée à la parution de ses premiers livres parce qu’elle osait, en tant que femme, énoncer une vérité qui dérange sur l’Afrique et questionner le discours sur la négritude, Maryse Condé a trouvé en Amérique une stabilité qui lui a permis d’affirmer des points de vue critiques et iconoclastes. Elle a notamment publié en anglais Order, Disorder, Freedom, and the West Indian Writer (1993), un essai qui interroge la liberté de l’écrivain dans la littérature antillaise. « La publication de ses textes critiques a joué un rôle dans la manière dont elle est lue aux Etats-Unis », analyse Madeleine Dobie. « C’est un phénomène de réciprocité. Sa position lui a donné la possibilité de refuser les normes et le conformisme imposés aux écrivains francophones et antillais sur le désir masculin, la reproduction, l’hétéronormativité. » Selon Kaiama Glover, « ses premiers livres continuent de résonner aux Etats-Unis et peuvent s’inscrire dans un contexte américain où on parle de la race, alors que la France a du mal à reconnaître la persistance d’une histoire raciste ».

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Maryse Condé avec l’auteur marocain Tahar Ben Jelloun et la directrice de la Maison Française de Columbia University, Jacqueline Desrez, en 1995. © Maryse Condé Archives

Un esprit militant

Parce que ses livres sont peuplés de femmes qui affrontent courageusement le monde – Tituba, Célanire ou sa grand-mère maternelle, à qui elle rend hommage dans Victoire, les saveurs et les mots (2006) –, Maryse Condé est considérée aux Etats-Unis comme une écrivaine féministe, ce qu’elle considère comme un malentendu. « Je suis toujours étonnée quand j’entends dire que je suis féministe », rectifie-t-elle en riant. « Pour moi, une femme est complète quand elle a trouvé l’homme avec qui elle doit affronter la vie. J’ai trois filles, dont j’ai suivi de près les difficultés à se placer donc je crois que c’est ça qui me fait paraître féministe, mais au fond de moi, je ne le suis pas ! »

Signataire en 2007 du manifeste « Pour une ‘littérature-monde’ en français » qui appelait à libérer la langue française de son « pacte exclusif avec la nation », Maryse Condé, comme d’autres écrivains de l’espace francophone, a été boudée par les grands prix littéraires français. Récompensée en 2018 par le Nobel alternatif de littérature et en mai dernier par le prestigieux prix mondial Cino Del Duca, elle se réjouit d’être lue par des jeunes gens à travers le monde mais observe les honneurs tardifs avec circonspection. « Je suis sans préjugés d’orgueil », déclare-t-elle. « Je suis contente pour mon mari, pour mes filles et mes petits-enfants, pour mon pays, la Guadeloupe, trop méprisée, trop réduite au silence. On peut rêver qu’un jour elle sera enfin indépendante. Pourquoi pas ? » Maryse Condé a décidé d’arrêter d’écrire mais sa voix continue de résonner, courageuse et farouchement libre.


Article publié dans le numéro d’août 2021 de
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