Il s’est écoulé plus de vingt ans entre le début de l’écriture de ce petit texte, à peine plus épais qu’une nouvelle, et sa publication en France en mai 2022. Il vient de paraître aux Etats-Unis, auréolé du prix Nobel de littérature décerné à Annie Ernaux en décembre dernier. Récit de sa liaison, alors qu’elle avait 54 ans, avec un étudiant de trente ans son cadet, Le jeune homme, loin d’être anecdotique, condense les thèmes qui irriguent son œuvre : la mémoire, le corps des femmes, la conscience d’appartenir aux classes populaires.
Il donne aussi des clefs sur les liens entre l’écriture et la vie, l’autrice avouant en exergue avoir parfois fait l’amour pour « s’obliger à écrire ». Comme Marguerite Duras et Yann Andréa, son dernier compagnon, l’écrivaine connue et l’étudiant précaire se sont rencontrés par la littérature. Lecteur admiratif, il lui a écrit pour lui témoigner son admiration puis est devenu un amant jaloux et maladroit. Tout, dans ses gestes, renvoie la narratrice à sa propre jeunesse normande et au café-épicerie de ses parents. « Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde », écrit-elle. « Il était le passé incorporé. » Par une violente coïncidence, les fenêtres de l’appartement rouennais où ils se retrouvent le weekend donnent sur l’Hôtel-Dieu, l’ancien hôpital où l’écrivaine, alors étudiante, avait été transportée en urgence suite à une hémorragie provoquée par un avortement clandestin. Un souvenir traumatique datant de 1963 qui deviendra la matière de L’ événement (2000) et que cette histoire a mis au jour comme un révélateur photographique.
Livre palimpseste où les images et les époques se superposent, Le jeune homme est à la croisée de deux branches de l’œuvre d’Annie Ernaux : les récits autobiographiques sur sa jeunesse, comme La place (1984) ou Mémoire de fille (2016), et les livres sur des événements plus récents, comme Passion simple (1992) ou L’occupation (2002). Avec beaucoup de sincérité, de lucidité, elle explore son intériorité et ose regarder le traumatisme en face. En confrontant deux époques, deux âges de la vie d’une femme, elle observe aussi le chemin parcouru pour se libérer des carcans. Scandaleuse dans les années 1960 parce qu’elle osait laisser son corps libre sous une robe moulante, elle affronte crânement les regards trente ans plus tard, en se promenant au bras de son jeune amant. Un grand texte où l’intime rejoint l’universel.
Le jeune homme de Annie Ernaux, Gallimard, 2022. 48 pages, 8 euros.
Article publié dans le numéro de septembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.