Science

Le VIH, une découverte franco-américaine disputée

A l’occasion de la journée mondiale de lutte contre le sida, le 1er décembre, France-Amérique revient sur ces années de coopération et de compétition transatlantique pour identifier le VIH. Un virus qui continue de tuer : 650 000 personnes sont mortes des complications du sida dans le monde l’an dernier.
Le laboratoire de recherche sur le sida à l’Institut Pasteur, à Paris, en août 1987. © François Lochon/Gamma-Rapho

Le 31 mars 1987, la Maison-Blanche fait une annonce majeure. Le président Ronald Reagan et le Premier ministre français Jacques Chirac déclarent qu’un accord met fin à ce que le New York Times qualifie de « dispute féroce » entre la France et les Etats-Unis sur la paternité de la découverte du VIH (virus de l’immunodéficience humaine). Selon les termes de cette entente retrouvée, les droits financiers des brevets sur les tests sanguins de dépistage du VIH seront désormais partagés des deux côtés de l’Atlantique. Une grande partie de cet argent sera reversée à un nouvel organisme pour la recherche, la French and American AIDS Foundation.

A l’origine de la controverse scientifique et politique, deux hommes : les professeurs Luc Montagnier, décédé en février dernier, et Robert Gallo. Ou plutôt deux équipes issues de deux institutions : l’Institut Pasteur de Paris et le National Cancer Institute, qui dépend du National Institutes of Health de Bethesda, dans le Maryland. « Au départ, Français et Américains ont collaboré », se souvient Yves Pommier. Chercheur français au NIH depuis 1981, il a participé activement au combat contre le sida. « Trouver ensemble l’agent responsable de ces maladies, c’était très excitant. Les Français avaient des échantillons bien isolés ; Robert Gallo avait une expérience déterminante dans les rétrovirus et les moyens de la recherche américaine. Une relation d’échanges scientifiques et d’échanges de matériel, de véritable coopération, s’est installée. Les choses se sont envenimées lorsque chacun a voulu tirer la couverture à lui. Les intérêts financiers sont entrés en jeu et ça a dépassé les chercheurs eux-mêmes. »

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Ronald Reagan et Jacques Chirac, alors Premier ministre, à la Maison-Blanche, le 31 mars 1987. © Getty Images

La déclaration de la Maison-Blanche ne mit pas un terme à la controverse pour autant. Il faudra attendre 1994 pour qu’un nouvel accord financier soit trouvé entre la France et les Etats-Unis. Mais le plus important est ailleurs. Harold Varmus, directeur du NIH, reconnaît cette année-là que le dépistage sanguin breveté par Robert Gallo a été conçu à partir du virus découvert par les équipes de Luc Montagnier à l’Institut Pasteur.

Le signal d’une pandémie

Pour comprendre cette enquête antivirale sous la pression de l’hécatombe, il faut remonter à 1981. Revenir aux faits, comme dans le roman Les Enfants endormis d’Anthony Passeron, publié en France en août dernier. Dans un chapitre sur deux, l’auteur monte en parallèle, au sens cinématographique, l’histoire de son oncle Désiré, mort des suites du sida en 1987, et l’avancement de la recherche pour identifier le responsable de la pandémie. Dans un style précis, sans être clinique, il décrit comment le sida a détruit des familles de l’arrière-pays niçois, loin des milieux gays et artistiques des grandes métropoles internationales. Plus proche des Témoins d’André Techiné (2007) que de la pièce Angels in America de Tony Kushner (1991), Les Enfants endormis rappelle Indignation de Philip Roth (2008), dans sa manière de lier tragédie familiale et grande histoire.

Le monde bascule suite à une simple note du 5 juin 1981, publiée par le réseau américain de veille sanitaire des Centres de prévention et de contrôle des maladies. Le médecin Willy Rozenbaum, de l’hôpital parisien Claude-Bernard, retient cette information : cinq patients américains homosexuels sont atteints de pneumocystose. C’est une infection extrêmement rare, sa réapparition est incompréhensible. Un patient du docteur Rozenbaum, un jeune steward gay, se présente le même jour et souffre des mêmes symptômes. Jacques Leibowitch, immunologiste à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches, à l’ouest de Paris, est aussi interloqué par les signalements en France et aux Etats-Unis de cas de sarcomes de Kaposi, un cancer rare de la peau, et de pneumocystoses. Avec un petit groupe de médecins dont fait partie la virologue Françoise Brun-Vézinet, ils alertent les autorités sanitaires qui feront longtemps la sourde oreille.

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Patrick Church, connu sous le nom de « Peta », un soignant séropositif dans un hospice de Columbus, dans l’Ohio. Il décédera peu de temps après, à l’automne 1992. © Therese Frare

Début 1982, Libération, informé par Rozenbaum, est le premier journal français à s’intéresser au « mal mystérieux des homosexuels américains ». Quelques médecins forment bientôt le Groupe français de travail sur le sida. C’est une nouvelle génération de chercheurs, des quadras politisés. Ils veulent s’occuper d’un syndrome stigmatisant qui touche majoritairement les gays, les prostituées, les toxicomanes et les hémophiles. Ils pensent qu’un rétrovirus pourrait être à l’origine des cancers et pneumopathies. Un contact est établi avec le spécialiste américain Robert Gallo, qui a identifié le premier rétrovirus humain, le HTLV-1 (human T-cell leukemia virus), associé à des leucémies et lymphomes.

Les Français à la pointe

De son côté, l’Institut Pasteur a développé des techniques performantes pour isoler les virus. En décembre 1982, Willy Rozenbaum, Françoise Brun-Vézinet et les Pasteuriens Jean-Claude Chermann, Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier mettent au point une stratégie pour cibler ce qui détruit le système immunitaire des malades. Le 3 janvier 1983, Rozenbaum effectue un prélèvement de tissus qui est envoyé en taxi à l’Institut Pasteur. « C’est dans ce modeste convoi », écrit Anthony Passeron, « au fond d’une glacière trimballée à travers la circulation chaotique de la capitale, que se déplace peut-être le responsable de l’une des épidémies les plus meurtrières de cette fin de siècle ».

« Du fait de la taille de la France et de ses ex-colonies, des cas de sida sont apparus dans des territoires très différents, français ou anciennement français », explique Yves Pommier. « L’Institut Pasteur était présent sur place. L’organisation du système de recherche le rendait ainsi très performant. Les Français avaient pris de l’avance, c’était une bonne nouvelle. Les Américains ont voulu voir s’ils obtenaient la même chose. La collaboration était donc logique. » Des échantillons français sont régulièrement envoyés à l’attention de Robert Gallo au NIH. Le célèbre chercheur américain coopère sans réticence avec les médecins français, encore inconnus. Il reçoit Luc Montagnier chez lui et dans son laboratoire. Ils se retrouvent sur les mêmes estrades et se partagent le micro.

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Le chercheur français Luc Montagnier à l’Institut Pasteur, en janvier 1987. © François Lochon/Gamma-Rapho
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Le chercheur américain Robert Gallo dans son laboratoire, dans les années 1980. © National Cancer Institute

En mai 1983, la revue américaine Science annonce une prouesse française : le trio Barré-Sinoussi, Chermann, Montagnier est parvenu à identifier un virus qu’il baptise LAV (lymphadenopathy associated virus). L’Institut Pasteur n’est pas encore en mesure de prouver le lien entre ce nouveau virus mortel et la maladie du sida, mais c’est un important coup porté au prestige de Robert Gallo et à son ego.

Les Américains dans une impasse

« Le professeur américain refuse d’envisager que le virus responsable du sida soit véritablement différent du HTLV, le premier rétrovirus humain qu’il a lui-même découvert en 1981 », écrit Anthony Passeron. « Ce que Robert Gallo ignore encore, c’est que le patient transfusé sur lequel il fonde toutes ses affirmations a été doublement infecté : par son HTLV certes […], mais aussi par le virus du sida. Ce triste hasard enferre le scientifique dans une ornière et, avec lui, une grande partie de la communauté internationale. »

Pendant longtemps, Robert Gallo sera persuadé que les scientifiques français ont accidentellement contaminé leurs échantillons lors de manipulations maladroites. Il s’entête et publie dans Science une série d’articles qui annonce avoir découvert un rétrovirus baptisé HTLV-3B. Parmi les photographies qui accompagnent ses recherches, fondées sur des échantillons parisiens, un cliché du LAV pris l’année précédente sous les microscopes de l’Institut Pasteur ! Deux semaines plus tôt, en avril 1984, Margaret Heckler, secrétaire d’État américaine à la Santé, déclarait – à tort – que l’Amérique avait formellement identifié le virus responsable du sida.

La dispute éclate en 1985. L’Institut Pasteur, soutenu par l’Etat français, a déposé son brevet de test de dépistage, puis attaque le brevet de son concurrent américain développé par les laboratoires Abbott. Les Français estiment qu’ils méritent la reconnaissance de l’identification du virus, que LAV et HTLV-3B ne font qu’un et qu’ils devraient donc recevoir plus de la moitié des droits financiers liés à ces tests dans le monde. La réponse des avocats américains est cinglante. Dire que les virus sont les mêmes, selon eux, c’est comme dire : « John Wilkes Booth et Abraham Lincoln sont deux individus, ils sont donc identiques. »

Le gouvernement américain reconnaîtra finalement que HTLV-3B et LAV sont un même et unique virus, appelé dorénavant VIH, en 1994. Dans son rapport, l’inspecteur du département de la Santé et des Services sociaux balaie la défense de l’équipe de Robert Gallo : « L’affirmation que le 3B ait été contaminé par le LAV interroge puisqu’il n’existe aucune preuve qu’un virus 3B ait existé pour pouvoir être contaminé. » Au nom de la recherche, le scientifique américain se résignera à enterrer la hache de guerre. « Cet épisode est maintenant clôt pour toujours », déclare-t-il. « Les scientifiques de l’Institut Pasteur et moi devons concentrer notre énergie sur la recherche d’un traitement pour le sida. »

Un effort désormais conjoint

Les échecs, espoirs et fausses pistes thérapeutiques s’enchaîneront pendant de longues années : HPA-23, cyclosporine, essai HIV 87, AZT… Ils ravivent et font sombrer les malades, sans éteindre la détermination des chercheurs. Au NIH, le docteur Anthony Fauci révolutionne les essais cliniques en autorisant largement l’accès aux traitements expérimentaux. Puis arrive l’expérience d’une trithérapie, portée en France par Jacques Leibowitch et également à l’essai aux Etats-Unis. « On peine à y croire », écrit Anthony Passeron. « Et pourtant, les chiffres des premières évaluations sont formels : malgré la lourdeur du traitement, on note chez la totalité des patients une chute spectaculaire de la charge virale. Enfin. » 

Les virologues français, dont Françoise Barré-Sinoussi (au centre) et Jean-Claude Chermann (à gauche), en 1987. © Institut Pasteur
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Françoise Barré-Sinoussi reçoit le prix Nobel de médecine, le 6 octobre 2008. © Hans Mehlin/The Nobel Foundation

Yves Pommier découvrira en 1993 les premiers inhibiteurs d’intégrase du VIH, qui empêchent la multiplication du virus. Les traitements en seront profondément modifiés. Et en 2008, le prix Nobel de médecine est décerné à Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier pour la découverte en 1983 du rétrovirus responsable du sida. Une reconnaissance tardive, qui néglige la contribution de nombreux scientifiques français et américains. « Je ne comprends pas pourquoi on a pénalisé Robert Gallo », témoigne Yves Pommier. « Peut-être donnait-il l’impression d’avoir tordu le système dans d’autres domaines ? Sur le plan scientifique, en tous cas, sa contribution est claire. Et le Nobel aurait pu distinguer d’autres chercheurs français en plus de Montagnier – lui, c’était le chef de labo. Historiquement, ce Nobel, c’est quand même un raté… »

Grâce au traitement antirétroviral, on peut aujourd’hui vivre séropositif sans développer le sida et en diminuant le risque de contamination de ses partenaires. Le virus et ses enseignements ont fait l’objet d’une attention accrue depuis la crise du Covid-19, réactivant une ancienne rivalité entre la France et les Etats-Unis. « La compétition, c’est toujours une bonne chose », selon Yves Pommier. « Sans ça, les humains n’ont pas la même énergie. Il faut juste respecter les règles et être fair-play. 


Article publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.