Nice, Antibes, Saint-Tropez, L’Estaque, Collioure… De la Riviera italienne à la frontière espagnole, les impressionnistes et les fauves – Matisse, Signac, Bonnard, Derain – ont célébré la beauté méditerranéenne. Nous pensions, grâce à nos musées, tout connaître de leur représentation. Mais numérisées, pixélisées et projetées en format XXL sur d’immenses surfaces, leurs toiles découpées, recadrées, parfois même animées, nous proposent une autre vision. Elles dévoilent leurs détails et mettent en valeur leurs couleurs : aveuglantes chez Derain, carminées chez Matisse, diaprées chez Signac, solaires chez Bonnard. C’est le pari de l’exposition d’art immersive qui illumine l’Atelier des Lumières à Paris. Projetées sur les murs d’une ancienne fonderie du XIXe siècle, près du cimetière du Père Lachaise, sur un fond sonore associant Monteverdi et Billie Holiday, les fresques animées des stars de l’impressionnisme célèbrent une Méditerranée flamboyante qui enchante les visiteurs.
Bienvenue dans la haute définition : des dizaines de projecteurs laser balayant des espaces immenses, sonorisés par une armée d’enceintes, revisitent des tableaux culte. Le succès est phénoménal : plus d’1,2 million de visiteurs pour l’Atelier en 2019. Des jeunes en majorité, dont les trois quarts n’avaient jamais mis les pieds dans un musée traditionnel. Même succès aux Baux-de-Provence, au cœur des Alpilles où, digitalisée, animée et projetée sur les parois en calcaire d’anciennes carrières converties en lieu de spectacle, La Nuit étoilée de Van Gogh a attiré près de 800 000 spectateurs.
Le show des lumières new-yorkais
Culturespaces, l’entreprise gestionnaire de ces centres high-tech et d’une dizaine de structures muséales plus classiques (dont les musées Jacquemart-André et Maillol à Paris et l’Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence) est devenue, avec 4,5 millions de visiteurs par an, le cinquième opérateur artistique en France, derrière le Louvre, Versailles, Beaubourg et la Tour Eiffel. Et ce n’est qu’un début.
Après l’ouverture – discrète en ces temps de pandémie – des anciens bassins de la base sous-marine de Bordeaux, reconvertis en Bassins des Lumières sur 13 000 mètres carrés (ce qui en fait le plus grand centre d’arts numériques au monde !), Culturespaces rêve de s’exporter. Le concept a déjà séduit Dubaï, où l’entreprise a signé pour un Infinity des Lumières près de la célèbre tour Burj Khalifa. A New York, Culturespaces s’est associé avec IMG, l’organisateur de l’exposition blockbuster sur Toutankhamon qui s’est tenue l’an dernier dans le grand parc culturel parisien de La Villette. Un Hall des Lumières est désormais en projet dans le quartier de Tribeca.



Car c’est aux Etats-Unis que ce concept d’expositions lumineuses, développé en France, devrait rencontrer le meilleur accueil. Soucieux d’élargir les publics de la culture – moins de 24 % des adultes américains ont franchi les portes d’un musée d’art ou d’une galerie en 2017, selon le National Endowment for the Arts –, à l’affût des technologies aidant le visiteur à se familiariser avec l’art, les musées états-uniens s’accommodent sans complexe de ces mises en scène à la Disneyland déclenchant des files d’attente interminables qu’ils savent parfaitement gérer. Avec la crise sanitaire et économique et les dotations des grands mécènes en chute libre, ces installations immersives, délivrées du problème des prêts et du coût prohibitif du transport et de l’assurance pour les œuvres réelles, ouvrent de nouveaux horizons.
Van Gogh cloné dans l’Indiana
C’est en parcourant en 2015 une exposition Chagall, aux Baux-de-Provence, que Charles Venable a eu l’idée d’importer dans l’Indiana cette technologie réunissant dans la même chorégraphie l’art et la musique. Le directeur du Museum of Art d’Indianapolis a décidé de remplacer l’étage consacré à l’art contemporain par des expositions digitalisées où les visiteurs pourront explorer « un monde en trois dimensions […] à travers tous leurs sens ». Une installation sur Van Gogh inaugurera l’espace au mois de juin. En 2017, lors de sa rétrospective Michel-Ange, le Metropolitan Museum of Art utilisait déjà la numérisation pour recréer dans ses murs le plafond de la chapelle Sixtine, en taille réduite mais en trois dimensions.
Malgré ou à cause de son succès fulgurant, la transformation en spectacle numérique des chefs-d’œuvre de Van Gogh (on voit les corbeaux qu’il a peints sur des champs de blé prendre leur envol) ou de Monet (la barque de Giverny tangue sur le clapotis de l’étang) déclenche un débat esthétique. Pour les puristes, le triomphe du virtuel, découplé de la mise en perspective de l’œuvre au regard de l’histoire de l’art, est une régression. Sans la distance et le cadre d’un musée stimulant nos neurones de jugement et de sensibilité, l’immersion brutale dans un bain d’images botoxées réduirait la culture à une consommation primale où l’on ressent plus qu’on ne comprend. Pire, ces copies de chefs-d’œuvre ravalées au rang de papier peint nous dissuaderaient d’aller dans les musées admirer les originaux. L’histoire jugera. Mais plutôt qu’opposer expositions immersives et musées traditionnels, pourquoi ne pas les voir comme les deux faces d’une même ambition : faire goûter l’art au plus grand nombre ?
Portfolio publié dans le numéro de janvier 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.