Entretien

Lucy Sante : le côté sombre de la Ville Lumière

L'autrice américaine d’origine belge s’est fait connaître en 1991 avec Low Life, une exploration érudite des bas-fonds de New York au XIXe siècle. Vingt-cinq ans plus tard, c’est à la part sombre de Paris que cette spécialiste des marges s’intéresse dans The Other Paris. Un ouvrage très documenté, riche en photos d’époque, peintures, illustrations et anecdotes, dans lequel Lucy Sante (antérieurement Luc Sante) raconte « l’autre » Paris – celui des titis, des malfrats, des communards, des lavandières, des anarchistes et des prostituées. Un Paris contestataire, laborieux et débrouillard. Un Paris disparu.
Bidonvilles près de la porte de Clignancourt, au nord de Paris, en 1928. © Agence Meurisse/Bibliothèque nationale de France

France-Amérique : Vos sources sont nombreuses. Parmi les plus notables, il y a les écrits des frères Bonneff, qui ont fait la chronique des maladies de la classe ouvrière au début du XXe siècle, puis tombèrent dans l’oubli. Où trouvez-vous votre documentation ?

Lucy Sante : Pour ce livre, j’ai d’abord puisé dans ma propre bibliothèque – j’avais déjà près d’une centaine de références à ma disposition. Par exemple, j’ai longtemps songé à écrire sur la Commune de Paris et les anarchistes dans les décennies qui ont suivi, et j’avais donc accumulé des ouvrages sur ces sujets. Je possède également l’essentiel de l’œuvre de Balzac, Hugo et Zola. Ces livres m’ont mené vers d’autres ouvrages. Par ailleurs, l’intérêt que je porte à la photographie et aux arts graphiques m’a orienté vers un certain nombre de revues, et ainsi de suite. Je ne me rappelle même plus comment j’ai découvert Léon et Maurice Bonneff – peut-être grâce à Lucien Descaves, dont le travail est aujourd’hui quelque peu oublié. Je suis tombé sur lui par hasard en trouvant à la librairie Strand de New York un exemplaire de son roman sur la Commune : La Colonne, publié en 1901 mais, hélas, pas très bon.

Une part importante de votre livre tourne autour du monde révolu des Halles, le célèbre marché de vente en gros de denrées alimentaires. Pensez-vous que sa destruction a été la plus grande perte que la capitale française ait jamais subie ?

En perdant les Halles, Paris a perdu un lien direct avec l’agriculture, la pêche et l’élevage, et une relation intime aux saisons. Les Halles étaient à la fois un marché de gros et de détail : les Parisiens pouvaient se fournir directement chez les producteurs – on trouve encore certains produits sur les étals des marchés de quartier, mais en aucun cas avec un tel choix. Les plus pauvres ont vu disparaître les petits boulots et la possibilité de glaner quelques denrées laissées sur les étals. De fait, Paris a perdu une culture – le langage et les bruits du commerce, les bistrots qui alimentaient ce commerce et tout le réseau de sous-traitants. La ville a aussi perdu une richesse visuelle formidable, qui se renouvelait tous les jours. Et bien sûr, elle a perdu ces magnifiques pavillons métalliques édifiés par Victor Baltard. Il est incroyable de penser que tous, sauf un, ont été fondus. Même s’il était inévitable que les Halles déménagent, par manque de place et à cause du développement du transport routier, on aurait pu espérer que ces édifices soient conservés !

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Musiciens de rue à Paris, vers 1898-99. © Eugène Atget/Bibliothèque nationale de France
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Un étalage de gibier aux Halles, à Paris, en 1923. © Agence Rol/Bibliothèque nationale de France

Vous affirmez que Paris, comme d’autres villes, a perdu son « intimité ». Comment a-t-elle disparu ?

L’intimité des villes a d’abord commencé à s’éroder avec l’avènement de l’automobile. Il a fallu près d’un siècle pour que les enfants ne jouent plus dans la rue, mais aujourd’hui, c’est un fait. D’ailleurs, les chiens ne gambadent plus sans laisse non plus. Un sens du voisinage existe encore, mais il n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Les petits commerçants ont désormais bien du mal à gagner leur vie. Les bistrots de quartier, tout comme les blanchisseries ou les cordonneries, les petites quincailleries et tous les autres piliers de la vie citadine, disparaissent lentement. La télévision a eu raison des cinémas de quartier, suivie par l’avènement d’Internet, qui a eu pour conséquence de cloîtrer un peu plus la population chez elle. A une certaine époque, il aurait été inconcevable de ne pas connaître tous les habitants de son immeuble. De nos jours, cela n’a rien d’étonnant.

Votre génération d’intellectuels semble être la dernière à avoir été fascinée par Paris. Pourquoi la ville a-t-elle perdu de son aura aux yeux des Américains ?

Avant tout, le charme de la vie de bohème a disparu, tout comme ces jeunes artistes aux existences pittoresques, sinon misérables. Et puis, pour des raisons qui ne sont pas sans lien, la culture française en général est devenue assez stérile et inintéressante au cours des trente ou quarante dernières années. Bien sûr, il y a des écrivains, des réalisateurs et des musiciens extrêmement talentueux, mais la dernière fois qu’on a remarqué quelque effervescence dans la culture française, ce fut dans le monde poussiéreux de la théorie universitaire, il y a de cela trente ans. Les metteurs en scène de la Nouvelle Vague sont soit très vieux, soit morts. Il n’y a plus de surréalistes et à peine quelques situationnistes. Tous ces courants ont vu le jour parce ces artistes se rencontraient dans certains quartiers, se rassemblaient quotidiennement dans tel ou tel café et discutaient de leurs activités. Tout cela est devenu inenvisageable, pour les raisons évoquées plus haut. Et quoi qu’on en dise, se retrouver sur les réseaux sociaux ne peut se substituer à une rencontre en chair et en os. Impossible de créer un mouvement viable si ses membres sont éparpillés à travers toute l’Ile-de-France. Voilà pourquoi, actuellement, un Américain serait bien en peine d’y trouver source d’émulation et d’inspiration.

Quels sont vos endroits favoris à Paris ?

Je vais systématiquement déjeuner ou dîner au Polidor (mon autre lieu de prédilection, Chartier, se transforme lentement mais sûrement en un attrape-touristes). Je ne rate jamais une occasion de flâner aux puces de la porte de Vanves. Je vais au cinéma rue des Ecoles. Je me promène dans l’un des nombreux cimetières parisiens. J’achète des livres chez Delamain (nombre de mes autres librairies de cœur ont mis la clé sous la porte). Je déambule sous les arcades du Palais-Royal et au Jardin des plantes (en faisant un détour par la Galerie d’anatomie comparée et ses squelettes). J’arpente la rue Mouffetard ou remonte la rue de Ménilmontant, sans oublier la rue Saint-Antoine. Et toujours, ou presque, je me rends au musée Carnavalet. Et je ne repars jamais sans avoir effectué un petit pèlerinage sur les quais de Seine. Certaines choses sont immuables.


The Other Paris
de Lucy Sante, Farrar, Straus and Giroux, 2016.


Entretien publié dans le numéro de mars 2016 de France-Amérique. S’abonner au magazine.