« Peintre, modèle et femme d’une rare intelligence, elle est aussi un formidable témoin de l’artiste Picasso et de son point de vue sur l’art. » C’est ce qu’écrivait la critique d’art Aline Saarinen dans le New York Times lors de la publication en 1964 de Vivre avec Picasso de Françoise Gilot – des mémoires controversées mais à succès. De fait, il s’est avéré que ce livre était bien plus qu’une confession propre à titiller l’imagination, et son auteure bien plus que l’ancienne maîtresse d’un homme célèbre.
En effet, le récit que fait Gilot de la décennie passée avec Picasso a su résister à l’épreuve du temps, et pas seulement parce qu’il est d’une lecture agréable et qu’il est truffé d’anecdotes sur Henri Matisse, Gertrude Stein, Jean Cocteau et autres sommités de l’époque, mais aussi, pour reprendre les mots d’un critique de la National Public Radio, parce que c’est « un travail inestimable sur l’histoire de l’art » – d’où sa réédition par la New York Review of Books Classics.
Gilot fait la connaissance de Picasso dans un restaurant parisien en 1943, peu de temps après l’ouverture de sa première exposition. Elle avait alors 21 ans, lui 61. Elle emménage avec lui en 1946 et restera sa compagne jusqu’à leur tumultueuse séparation en 1953, après la naissance de leurs deux enfants : Claude, qui deviendra photographe, et Paloma, créatrice de bijoux pour Tiffany & Co, entre autres.
Même si Gilot jouissait déjà d’une certaine reconnaissance comme jeune talent quand débuta sa relation avec Picasso, ses ambitions auraient pu s’effacer face à la stature artistique et au tempérament dominant de Pablo. Au contraire, elle a poursuivi son travail, réalisant plus de 6 000 tableaux et œuvres sur papier, dont certaines font désormais partie des collections d’institutions aussi prestigieuses que le Museum of Modern Art à New York ou le Centre Georges Pompidou à Paris. Coloriste reconnue, elle a dit de Matisse qu’il était son « dieu ». A 97 ans passés, on peut encore la rencontrer un pinceau à la main dans son appartement de Manhattan.
Ce mois-ci, une exposition de ses monotypes, intitulée Cartographie des mondes cachés, s’ouvre à la Mac-Gryder Gallery de La Nouvelle-Orléans. Un monotype est une impression unique créée, dans le cas de Gilot, en peignant avec une encre lithographique à base d’huile sur une plaque de plexiglas, avant de transférer l’image sur papier. Les multiples qualités picturales de ce support en ont fait le préféré de Françoise, en lui permettant de créer des effets de superpositions et de matières, y ajoutant par la suite des collages. Les couleurs lumineuses de ces œuvres attirent immédiatement l’œil ; leur subtile complexité hypnotise.
Si l’on considère combien le nom de Gilot est inextricablement lié à celui de Picasso, il est étonnant de constater qu’elle a mené une vie pleine et entière sans lui pendant 66 ans, et intéressant de réfléchir à qui elle était avant de le rencontrer. Née à Neuilly-sur-Seine en 1921, elle fut la fille unique de parents cultivés. Sa mère, aquarelliste de talent, encouragea les penchants artistiques de sa fille, tandis que son père, un agronome plus strict, l’orientait vers le droit international, qu’elle étudia après avoir obtenu un diplôme de littérature anglaise à Cambridge.
Selon elle, c’est la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale et de la vie sous l’occupation allemande, qui lui donna le courage de suivre sa vocation. Comme elle le dit au journaliste Charlie Rose lors d’une interview à la télévision américaine en 1998 : « D’une certaine manière, je me suis dit que je ne savais pas combien de temps nous allions rester en vie et que j’allais donc faire ce que je voulais. » Elle pense que son improbable relation avec Picasso était aussi le fruit de « ce genre de situation apocalyptique » : « Si j’avais fait la connaissance de Picasso dans des circonstances normales, il ne se serait rien passé entre lui et moi. »
Après avoir vécu avec Picasso, Françoise Gilot s’est mariée deux fois – d’abord avec le peintre Luc Simon pendant sept ans, avec qui elle a eu une fille, Aurélia, puis avec le médecin et chercheur américain de renom Jonas Salk, l’inventeur du vaccin contre la polio. Elle rencontra Salk en 1969, lors d’un séjour en Californie et l’épousa l’année suivante ; il vint à bout de ses réticences en acceptant de vivre séparément plusieurs mois par an. Cet arrangement se révéla être le bon et dura jusqu’à la mort de Salk en 1995, une disparition tellement pénible pour Françoise qu’elle fut incapable de peindre pendant plusieurs mois.
Il est aisé d’imaginer que Gilot se soit lassée d’évoquer l’ombre que Picasso avait pu jeter sur son propre épanouissement artistique. Comme elle l’a confessé à Charlie Rose il y a plus de vingt ans : « On peut être dans l’ombre quand on est jeune. Où est le problème ? C’est parfois préférable à trop de lumière trop vite. »
Françoise Gilot: Monotypes
Du 3 août au 30 septembre 2019
Mac-Gryder Gallery, La Nouvelle-Orléans
Article publié dans le numéro d’août 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.