Une célèbre photographie prise en 1983 à l’université de Berkeley, en Californie, montre Michel Foucault souriant, coiffé d’un chapeau de cow-boy offert par les étudiants ravis qui l’entourent. Un cliché impensable à la Sorbonne et a fortiori au prestigieux Collège de France où le philosophe enseignait l’histoire des systèmes de pensée. Plus étonnant encore – et révélateur des deux visages de Foucault de part et d’autre de l’Atlantique – est le périple sous acide qu’il fit dans la vallée de la Mort en compagnie de Simeon Wade et de son compagnon, le compositeur Michael Stoneman.
En 1975, Wade, maître de conférences à l’université de Claremont et fervent admirateur de Foucault, profite de la présence de l’intellectuel français à Berkeley pour l’inviter à faire une conférence dans le cadre du programme d’études européennes qu’il a fondé. Lui et son compagnon ont en tête de l’initier au LSD pour lui donner « le fruit de la connaissance ». « Je pensais qu’un périple dans la vallée de la Mort provoquerait chez Foucault ce genre de fulgurance qu’on associe aux brillants maîtres anciens », se souvient Wade, décédé en 2017. « Je savais que nous prenions un risque. L’ingestion de la pierre philosophale dans un lieu aussi enchanté pourrait faire disjoncter le grand penseur de notre temps. Ou n’avoir aucun effet du tout. »
Il faut imaginer Michel Foucault, vêtu de son éternel sous-pull blanc, d’une veste à motif Madras et de mocassins marron, assis sur le siège arrière d’une Volvo verte, les yeux protégés du soleil californien par une paire d’énormes lunettes fumées à montures blanches qui le font ressembler à une « créature de l’espace » ou au « fils de Kojak et Elton John ». Sous le feu roulant des questions de Wade et Stoneman, le philosophe évoque le compositeur Pierre Boulez, l’écrivain Jean Genet et l’anthropologue Lévi-Strauss, qu’il trouve conservateur et hautain, parle des bars homosexuels de San Francisco, de la masturbation et du système pénitentiaire américain. L’épiphanie aura lieu dans une cavité nommée Artist’s Palette puis à Zabriskie Point, où les trois hommes, qui ont ingéré la potion psychédélique, rehaussée d’herbe et d’alcool, observent Vénus en écoutant les Quatre derniers lieder de Strauss interprétés par la soprano Elisabeth Schwarzkopf. « Ce soir je suis parvenu à une perception inédite de moi-même », aurait dit Foucault. « Je comprends maintenant ma sexualité*. »
Dans quelle mesure cette expérience a-t-elle influencé la pensée et l’œuvre du philosophe ? « Il nous a écrit qu’il avait jeté au feu les tomes II et III de son histoire de la sexualité et qu’il allait devoir tout recommencer à zéro », a confié Simeon Wade à Heather Dundas, à qui l’on doit la publication de Foucault in California (traduit en français sous le titre Foucault en Californie). Selon l’historien américain Michael Behrent, Foucault a découvert en Californie le LSD mais aussi la culture homo- sexuelle et l’épanouissement individuel : « Ses dernières œuvres, L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, dans lesquels le philosophe s’efforce de repenser la subjectivité, sont à beaucoup d’égards le fruit de ces séjours californiens. »
La Foucaultmania
Entre 1970 et sa mort prématurée du sida en 1984, Michel Foucault s’est rendu une dizaine de fois aux Etats-Unis, « le pays avec lequel [il] noue la relation la plus intense », selon son biographe, Didier Eribon. Il voyage d’abord sur les traces de William Faulkner, l’un des écrivains qui ont le plus compté pour lui, à La Nouvelle-Orléans et dans le Mississippi. Alors que sa notoriété est encore fraîche, il est invité à deux reprises à l’université de Buffalo, où l’un des professeurs organise une visite du pénitencier d’Attica, théâtre en 1971 d’importantes émeutes violemment réprimées. En 1975, il participe au colloque contre-culturel de la revue Semiotext(e), animé par Sylvère Lotringer et qui a contribué à faire connaître la French Theory aux Etats-Unis. Il rencontre Ronald Laing, l’un des fondateurs du mouvement anti-psychiatrique. Mais c’est avec l’université de Berkeley qu’il tisse les liens les plus forts, notamment grâce à l’anthropologue Paul Rabinow, qui a diffusé son œuvre dans le monde anglophone. En quelques années, se déclenche une véritable Foucaultmania, même s’il est violemment attaqué par les conservateurs et que les philosophes américains persistent à l’ignorer. L’un des plus célèbres d’entre eux qualifiera la pensée française de « Frog fog », comme le rapporte Didier Eribon.
Dans un article paru en 1987, le philosophe Vincent Descombes observait qu’il existait deux Foucault : le Français et l’Américain. Foucault l’Américain a donné des clés pour se libérer de la norme et des pouvoirs disciplinaires. Il a par exemple, comme le note François Cusset dans son ouvrage French Theory, « contribué à désenclaver la question féministe en la reliant à celle de l’homosexualité et de la criminalisation des corps ». Aux Etats-Unis, Michel Foucault avait trouvé, selon son biographe, le bonheur dans le travail et les plaisirs, « la réconciliation avec soi-même enfin réalisée ». Il envisageait même de quitter la France pour vivre un rêve californien dont l’acmé fut certainement ce périple halluciné dans la vallée de la Mort.
*L’essayiste franco-américain Guy Sorman dénonce la pédophilie de Michel Foucault dans un éditorial pour France-Amérique en janvier 2020 et dans son Dictionnaire du Bullshit, publié en février dernier.
Article publié dans le numéro de février 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.