Ce lundi-là, une quinzaine d’étudiants s’active à la Parsons Paris, au quatrième étage d’un ancien immeuble de rapport au numéro 45 de la rue Saint-Roch. Juliana, 19 ans, jupe en tartan et lèvres rouges, griffonne un croquis sur son carnet. Elle travaille le clair-obscur, qu’elle compte adapter dans ses créations textiles. Derrière elle, Ruben, passionné de sciences, explore le thème des trous noirs. Deux grands cercles, l’un au niveau du ventre, l’autre dans le dos, ont été découpés dans la toile qu’il est en train de modeler sur un mannequin.
Un peu plus loin, une élève épingle un drapé blanc. En l’observant, la professeure, Marion Richard, évoque le créateur japonais Issey Miyake avant de corriger quelques détails : un excès de tissu à l’épaule, une emmanchure trop basse. « C’est très joli, mais si tu portes ce vêtement, tu ne pourras pas lever les bras », explique-t-elle avec bienveillance. Toutes les semaines, pendant cinq heures, ce cours de modélisme intitulé Creative Technical Studio initie les élèves de deuxième année à la fabrication de vêtements. Pourquoi ne pas avoir démarré les travaux pratiques dès l’entrée à l’école ? « Il faut d’abord accumuler un bagage culturel, avec par exemple des cours de sciences sociales et d’histoire de l’art », explique Jasonpaul McCarthy, directeur du programme Fashion Design. « Aujourd’hui, les créateurs de mode doivent aussi être des théoriciens. Créer une robe, ce n’est plus seulement créer un vêtement mais aussi créer du sens. »
Fondée à New York en 1896, la Parsons School of Design enseigne l’urbanisme, l’architecture, la communication, la photographie, le design industriel… Mais c’est la mode qui fait sa renommée depuis que des créateurs comme les New-Yorkais Marc Jacobs et Donna Karan, passés sur ses bancs, ont émergé dans les années 1980 et 1990. On citera encore Alexander Wang plus récemment. « Nous tirons notre force de nos anciens élèves », confirme Jasonpaul McCarthy. « La Parsons travaille étroitement avec l’industrie de la mode. »
En inaugurant une antenne dans la capitale française, à l’automne 2013, l’établissement américain a logiquement transposé cette démarche. Lors de la dernière Fashion Week parisienne, ses étudiants ont ainsi pu se glisser dans les coulisses des défilés d’une vingtaine de marques, parmi lesquelles Carven, Chloé, Haider Ackermann ou encore Vetements, la nouvelle marque française qui affole le monde de la mode depuis quatre ou cinq saisons et dont le directeur artistique a été recruté par Balenciaga. Quant à l’emplacement du campus, il n’a rien de fortuit. Il suffit de quelques pas pour déboucher sur la rue Saint-Honoré et sa succession de boutiques de luxe. Cinq minutes de marche pour rallier le siège de Lanvin, dix pour rendre visite au studio de création de Céline rue Vivienne ou espérer serrer la main de Karl Lagerfeld chez Chanel, rue Cambon, et quinze pour aller saluer Rick Owens, rue de Valois.
Un cursus artistique pluridisciplinaire
Dans sa brochure de présentation, l’école promet de préparer l’étudiant à « devenir un designer qui pense comme un entrepreneur ». « Les Etats-Unis possèdent une forte culture business, portée sur le produit et le marketing », poursuit Jasonpaul McCarthy. « En arrivant à Paris, nous avons introduit une sensibilité entrepreneuriale dans l’univers des écoles de mode. » Et d’ajouter, lucide : « A Paris, la mode renvoie à une culture, une histoire. Les consommateurs achètent un vêtement pour son toucher, pour son tissu et son artisanat. A New York, la mode est une représentation de soi. » Inutile de préciser que les cours à la Parsons Paris sont donnés en anglais. La pédagogie elle-même rompt avec les habitudes françaises. La relation avec les professeurs se fait plus étroite. « Ce qui est intéressant, c’est que c’est interactif », témoigne Marion Richard, qui enseigne également le drapé sur mannequin (ou « moulage ») à la Chambre syndicale de la haute couture.
Selon Susan Taylor-Leduc, directrice de l’école, c’est cet enseignement anglo-saxon novateur du design que les étudiants viennent chercher à la Parsons, aussi bien à Paris qu’à New York. A France, la grande majorité des étudiants est originaire des Etats-Unis : on recensait 63 Américains sur les 137 inscrits (contre environ 4 200 à New York) à la rentrée de septembre 2015. Parmi les 40 autres nationalités, les Chinois (10) et les Français (8) occupent les deuxième et troisième positions. Puis viennent les Britanniques (5) et les Coréens (4). Plus isolés, on dénombre pêle-mêle des ressortissants d’Arabie Saoudite, de Lettonie, de Thaïlande, du Kirghizistan…
Ruben, lui, est né en Belgique, a vécu à Cuba jusqu’à l’âge de 4 ans, mais a grandi à Miami où il a suivi les cours du prestigieux Design and Architecture Senior High School (DASH). « J’adore l’idée de vivre en France », raconte-t-il. « C’est inspirant. Depuis que je suis arrivé il y a un an et demi, je me suis rendu à Londres, en Belgique, en Espagne et en Allemagne. C’est beaucoup moins cher de voyager en Europe qu’à l’intérieur des Etats-Unis. » Sortie également du DASH, Juliana est née en Colombie mais a passé toute sa vie aux Etats-Unis : « La Parsons Paris a été une opportunité de changer d’environnement », explique-t-elle. « Je suis sûre que cela va modifier mon regard sur le monde. » Beaucoup d’étudiants ont un solide profil international.
En septembre 2016, les frais d’inscription annuels s’élèveront à 32 000 dollars à Paris contre 43 500 dollars dans la maison mère américaine. L’école lancera dans la foulée un curriculum baptisé One Degree, Two Cities, permettant de diviser son cursus en deux, dans chacune des villes. Les disciplines enseignées sont moins variées en France, simple question d’échelle.
Les futurs Tom Ford
En ouvrant son campus parisien en 2013, la Parsons a renoué avec une histoire longue de plus de 90 ans. En 1921, Frank Alvah Parsons, directeur de la New School of Fine and Applied Art, inaugurait les Paris Ateliers, première école américaine d’art et de design en France. On y enseignait alors l’architecture, la décoration d’intérieur et la création de vêtements. Rapidement, les leçons sont données dans un bâtiment de la place des Vosges, la plus ancienne de la ville. « La France, plus qu’aucun autre pays, a été au centre de l’inspiration artistique depuis le XVIe siècle », note à l’époque Frank Alvah Parsons. « L’intérêt de s’associer avec […] des exemples les plus raffinés des styles d’arts décoratifs, dont la transposition est notre problème national, n’a besoin d’aucun commentaire. »
En 1939, la Seconde Guerre mondiale est sur le point d’éclater. Les ateliers parisiens ferment pour ne rouvrir qu’en 1948 sous la forme de stages d’été combinant voyage et études à Paris. Aux Etats-Unis, la New School of Fine and Applied Art a été rebaptisée Parsons School of Design, en hommage à son ancien directeur. Elle entre dans le giron de la New School en 1970. Les Paris Ateliers, quant à eux, renaissent véritablement de leurs cendres en 1981 sous la forme d’un programme d’art et de design à plein temps, dans le 15e arrondissement. Trois ans plus tard, Tom Ford débarque sur le campus parisien pour terminer ses d’études d’architecture. On s’imagine qu’il n’occupa pas tout son temps à travailler : « Je me suis juste levé un matin et j’ai pensé : ‘Qu’est-ce que je suis en train de faire ?’ L’architecture était beaucoup trop… sérieuse. » C’est à cette période qu’il décide de se tourner vers la mode.
Dans les années 1990, la Parsons Paris/Ecole Parsons à Paris devient une licence de l’Association franco-américaine de design (AFAD). Peu à peu, le projet pédagogique diverge de celui voulu par la New School. En 2010, les deux entités se séparent. L’AFAD crée le Paris College of Art et Parsons disparaît des écrans radars, jusqu’à l’ouverture du nouveau campus trois ans plus tard. « A Paris, il n’y a pas eu de grand designer de mode depuis vingt ans », estime Jasonpaul McCarthy en observateur avisé. « Mais ça va exploser. C’est là, c’est souterrain… » Le nouveau Yves Saint-Laurent se trouvait même peut-être là, ce lundi, au quatrième étage de l’immeuble de la rue Saint-Roch…
La table Parsons
Selon la légende, c’est lors d’un cours animé à Paris par le décorateur français Jean-Michel Frank, dans les années 1930, que naît la table Parsons : un plateau rectangulaire soutenu à chaque extrémité par un pied en forme de parallélépipède rectangle. D’abord baptisée T-square table, ce meuble d’une simplicité révolutionnaire devint dès les années 1960 une icône du design. Il est aujourd’hui une des pièces les plus vendues chez Ikea, bien qu’aucun exemplaire ne se trouve dans les actuels locaux de l’école.
Article publié dans le numéro de mai 2016 de France-Amérique. S’abonner au magazine.