Telle Saturne et son disque, une silhouette révèle dans un mouvement circulaire un anneau de bandes de crêpe de laine orange s’élevant autour d’un court fourreau sans manche. A la fois aérien, géométrique et dynamique, le modèle 1969 dit « Car Wash » du grand couturier français Pierre Cardin résume la spécificité de son univers : une invitation au voyage cosmique.
Créateur et homme d’affaires, porte-étendard d’une génération, provocateur avant-gardiste, designer de génie, et dernier géant de la couture, ce « Marco Polo moderne », selon ses mots, qui fête en juillet ses 97 ans, a révolutionné la mode. Et alors que le monde fêtera en ce 20 juillet 2019 les 50 ans du premier voyage de l’homme sur la Lune, le Brooklyn Museum retracera les 70 ans de carrière de cette légende de la couture dans l’une des plus importantes rétrospectives lui ayant été consacrées.
Chronologique, l’exposition Pierre Cardin: Future Fashion remonte des années 1940 et 1950 jusqu’à aujourd’hui. Elle présente quelque 170 pièces, dont 85 silhouettes, des dizaines de chapeaux, chaussures, accessoires, bijoux et meubles design, la plupart issus du Musée Cardin à Paris. « Je veux que les visiteurs ressortent de cette exposition en ayant une nouvelle appréciation de Cardin, de ses créations, qui sont à la hauteur des plus grandes maisons de couture d’aujourd’hui », explique Matthew Yokobosky, le commissaire de l’exposition new-yorkaise. Pierre Cardin « est peut-être l’un des noms les plus connus dans le monde mais on ne sait plus pourquoi ».
Une vidéo de Cardin, le mentor de Jean-Paul Gaultier, avait attiré son attention lors de la préparation de l’exposition consacrée à « l’enfant terrible » de la mode en 2013. Convaincu depuis de la nécessité d’une méga exposition à Brooklyn sur un « homme très en avance sur son temps », le commissaire a pu compter sur le soutien de sa directrice, Anne Pasternak, et celui du groupe industriel français Chargeurs. Implanté aux Etats-Unis et très présent dans les métiers de la mode, Chargeurs est par ailleurs propriétaire du magazine France-Amérique.
Pierre Cardin, dernier né en 1922 d’une famille de six enfants d’agriculteurs vénitiens fuyant le fascisme vers la France, décide à 8 ans qu’il brillera dans la mode. Il commence à 14 ans son apprentissage chez le tailleur Bompuis à Saint-Étienne, puis à Vichy à 17 ans, avant de rejoindre Paris en 1945. Après un passage dans les ateliers de Jeanne Paquin puis d’Elsa Schiaparelli et la confection de masques et de costumes sous la direction de Christian Bérard pour La Belle et la Bête de Jean Cocteau, il devient premier tailleur chez Christian Dior pendant trois ans et participe à la vague du New Look et au succès du légendaire tailleur Bar. Mais dès 1950, le jeune homme pressé fonde sa propre maison et se lance dans une double activité de création, les costumes de scène et les robes de bal. Bien vite, son audace, son inventivité, son sens du détail et de la coupe font mouche. En 1952, il révolutionne les codes du manteau avec le modèle « plissé Soleil » en laine rouge, actuellement en vue au Brooklyn Museum. En 1953, il montre sa première collection couture, en 1954, il suscite les convoitises avec la robe bulle, en 1957, il habille Jackie Kennedy, puis révolutionne les codes de la mode masculine avec « des vestes avec lesquelles on peut dévisser un boulon de voiture, mais aussi aller au Windsor ».
En 1959, frustré par le public jugé trop restreint et élitiste de la couture, l’ancien tailleur réalise une première ligne de prêt-à-porter pour le grand magasin Printemps à Paris et déclenche une petite révolution dans ce milieu corseté : la démocratisation de la mode et l’accès des coupes design au plus grand nombre. Les plus conservateurs lui tournent le dos mais les autres lui emboîtent le pas. Bientôt, les grands magasins de par le monde s’emparent de sa ligne féminine puis masculine. Décidé à récolter les fruits d’une mondialisation invitant à la copie des créations, Cardin se construit un empire de contrats de licences, par lesquels des sous-traitants lui achètent le droit de vendre du Cardin, que ce soient des vêtements, du parfum, des montres et dès les prochaines décennies, des centaines de produits, des allumettes Cardin aux fameuses boîtes de sardines. Epris de liberté, anticonformiste, Cardin s’affranchit avec assurance du calendrier couture et des références esthétiques au passé.
Comme André Courrèges, cet ancien ingénieur animé lui aussi d’un féroce appétit de découverte, Cardin puise dans les fascinantes images de cette ère de la conquête spatiale pour réinventer les formes et les matières, assouplir les coupes et redéfinir les codes visuels de la modernité. Cardin « a joué un rôle crucial dans la création d’une mode tournée vers le futur », analyse Valerie Steele, curatrice en chef du Fashion Institute of Technology (FIT) de New York. « Les Français n’ont pas eu de culture de la jeunesse comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Donc ils ont dû en quelque sorte imaginer une métaphore futuriste de la jeunesse. Et [Cardin] a créé toutes ses tenues Space Age avec des nouveaux matériaux, du plastique, et surtout, comme Courrèges, a conçu des collections unisexes. Ses vêtements pour hommes ont peut-être été peu portés alors, mais ils ont eu un impact visuel phénoménal dans les magazines de l’époque. »
Refusant de soumettre systématiquement le vêtement aux lignes du corps, Cardin et ses pairs innovent et s’inspirent des récentes avancées technologiques et scientifiques pour créer de nouvelles structures, matières et formes, visibles dans la collection unisexe Cosmocorps. Le plastique, roi de la société de consommation, mais aussi le vinyle, le plexiglas, le métal et la Cardine, cette matière synthétique dérivée de la fibre Dynel, lui permettent de sculpter ses silhouettes du futur : des triangles moulés des hanches au genou redéfinissent le contour d’un corps féminin (voir la robe Cardine de Lauren Bacall), des chasubles courtes en laine trouées au niveau des seins par deux cercles appelés lunes sur justaucorps moulants, des sequins galactiques, des minijupes rattachées au cou par des formes géométriques.
Autre thème phare de l’exposition, le cercle. Ce symbole d’infini et du « Cosmos qui fascine » Cardin est ici partout : dans la mise en scène de Yokobosky qui a fait ériger de géantes plateformes circulaires de 5 mètres de haut pour l’occasion ; sur un pan de la robe cible portée dans les années 1960 par la célèbre muse japonaise du couturier, Hiroko Matsumoto; dans les grands cerceaux de strass de robes du soir ébouriffantes; les ailes d’une robe cocktail Papillon en jersey lamé (1993) ; le col Mao des Beatles ; le détail d’une épaule d’un manteau « football » des années 1980; la courbe des vestes à épaule « Pagodes » des années 1970 ; ou l’arrondi d’une commode en demi-lune en laque sur pied de bronze. Obsédé par cette forme élémentaire de la cellule humaine et du satellite, le tailleur-artiste en est même venu à acquérir en France un Palais Bulles, édifice aux rondeurs extravagantes sur la Côte d’Azur.
Même célébré aujourd’hui par des rétrospectives et ayant inspiré les plus grands noms de la mode et du design, comme Jean Paul Gaultier, Paco Rabanne ou Philippe Starck, l’académicien des Beaux-Arts Pierre Cardin n’en reste pas moins, à 97 ans, un homme et un couturier d’une indépendance farouche ne se soumettant qu’à ses propres lois. Référence indispensable de toutes les écoles de mode, mais grand absent des enseignes de distribution de luxe, comme à New York, critiqué pour ses licences qui ont pu éloigner la clientèle cible d’une griffe de légende, l’inventeur du prêt-à-porter devenu un géant des affaires et de l’immobilier, se dit à France-Amérique, via son fidèle collaborateur Jean-Pascal Hesse, fier de son « univers protéiforme et gigantesque ». Et s’il fallait retenir une chose de cette étoile de la mode, que l’on se souvienne « qu’il est un réel créateur mais qu’il reste aussi un artisan ! »
Pierre Cardin: Future Fashion
Du 20 juillet 2019 au 5 janvier 2020
Brooklyn Museum
Brooklyn, New York
Article publié dans le numéro de juillet 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.