En 1970, un système à deux vitesses régissait l’alimentation aux Etats-Unis. Les supermarchés remplaçaient peu à peu les épiceries de quartier et dans le chariot des ménagères, les produits homogènes et industriels s’empilaient : boîtes de conserve Campbell’s, macaroni au fromage Kraft, pain en tranches Wonder Bread. A l’autre extrémité de ce spectre, une clientèle obséquieuse et endimanchée vouait un culte à la seule cuisine qui soit à leurs yeux, la haute cuisine française, pratiquement inchangée depuis Escoffier.
C’est dans ce contexte que Julia Child – qui vient alors de publier le second volume de son best-seller Mastering the Art of French Cooking – et son mari Paul s’envolent pour la Provence. Pour les fêtes, ils ont donné rendez-vous à leurs amis dans leur maison de vacances, à quelques kilomètres de Grasse. Arrivent ainsi James Beard, jovial et joufflu, ravi de quitter la clinique où il suit une cure de minceur, le cuisinier autodidacte Richard Olney, qui vit dans un village au-dessus de Toulon, et l’auteure du recueil The Art of Eating, la journaliste du New Yorker M.F.K. Fisher, qui a vécu plusieurs années à Dijon et à Aix-en-Provence.
« C’est en Provence que tout a commencé », écrit l’auteur Luke Barr, le petit-neveu de M.F.K. Fisher, dans Provence, 1970, le livre qu’il a consacré à cette rencontre au sommet des plus grands auteurs gastronomiques américains, épicuriens et francophiles. « C’est un endroit qui illustrait parfaitement la culture et la philosophie centrée sur la nourriture si chère au groupe, un endroit où la vie, la cuisine et le style s’entremêlaient si facilement. »

La maisonnée vit au rythme des déjeuners, des virées chez le primeur ou à la fromagerie et des excursions à Cannes, à la Fondation Maeght de Saint-Paul ou à la chapelle du Rosaire de Vence, décorée par Matisse. Dans la petite maison des Child, la cuisine est la pièce la plus importante. James Beard y improvise une soupe de blettes et de tomates ; Julia Child y prépare un copieux repas de Noël : deux oies farcies à la saucisse de porc, aux marrons et aux pruneaux, une terrine de jambon persillé et une bûche ! En guise d’apéritif, Paul Child concocte un cocktail à base de Dubonnet, de vermouth, d’essence d’orange et de rhum ambré.
Cette atmosphère chaleureuse couve « une secousse sismique », explique Luke Barr. « C’est le moment où ces gourmets américains, qui sont tous tombé amoureux de la cuisine en France et ont tous grandi avec cette fascination pour la cuisine française, décident de s’en écarter, au moins un peu. » Julia Child est lassée de son rôle de « French Chef », du nom de son émission culinaire : elle veut s’essayer à d’autres plats, explorer d’autres cuisines. M.F.K. Fisher, qui avait toujours rêvé de prendre sa retraite dans le sud de la France, subjuguée par les souvenirs de sa jeunesse, décide finalement de s’installer en Californie. Quant à James Beard, il s’attelle à un ouvrage sur la cuisine régionale américaine.
« Ils ont réalisé que la haute cuisine française n’était pas la seule voie et qu’une cuisine américaine de qualité était possible », témoigne Luke Barr. En somme, une déclaration d’indépendance. En août 1971, Alice Waters ouvrait le restaurant Chez Panisse à Berkeley, pionnier du mouvement farm-to-table. Deux ans plus tard, James Beard publiait Beard on Bread, le livre qui apprit à toute une génération comment cuire chez soi du pain comme en France. « Ils n’ont peut-être pas changé le monde, mais ils ont changé la manière dont on mange aujourd’hui ! »

Provence, 1970 de Luke Barr, Clarkson Potter, 2014. 320 pages, 16 dollars.
Article publié dans le numéro de décembre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.