Portrait

Richard Haines, le pinceau de la Fashion Week

Barbe blanche de hipster, lunettes rondes signées Surreal et bonnet en arrière façon ado rebelle, l’Américain Richard Haines est devenu une figure incontournable du monde de la mode, où son talent d’illustrateur lui vaut, depuis dix ans, d’être assis aux premiers rangs des défilés couture et mode masculine et féminine de Paris, Milan ou New York.
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L’illustrateur de mode Richard Haines dans son studio, à Brooklyn. © Manu Rodríguez/Curio

Au plus loin qu’il s’en souvienne, ce fils de bonne famille né au Panama a aimé dessiner. « Mon père était commander dans l’U.S. Navy et nous déménagions en moyenne tous les trois ans, ce qui est loin d’être idéal pour nouer des amitiés à l’école », témoigne-t-il. « Je garde le souvenir d’une enfance assez solitaire. Mon frère, de six ans mon aîné, était très différent de moi et nous passions peu de temps ensemble. Je crois que le dessin a très vite été un moyen de fuir la réalité et de me réfugier dans un univers qui m’était propre, loin des règles imposées par les adultes. » Dans une famille où l’art n’est pas même un sujet de conversation, le goût du jeune Richard pour les croquis de mode – alors qu’on l’encourage à dessiner des cowboys et des avions – se heurte à l’incompréhension. « Durant l’été de mes onze ans, sur la côte, je suis tombé en pamoison devant les pages mode du New York Times que lisait mon grand-père. Il s’agissait d’un compte rendu de la collection haute couture de Givenchy. Chapeaux, gants, jupes arrivant aux genoux, tissus à carreaux… Il m’a tout de suite semblé que ces dessins obéissaient à un sens de la beauté, à un raffinement auxquels je voulais participer moi aussi d’une façon ou d’une autre. »

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© Manu Rodríguez/Curio
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© Karl & Kristof

Pas question pourtant de laisser l’adolescent s’orienter vers un apprentissage de créateur. En guise de compromis, la famille Haines aiguille son benjamin vers les arts graphiques : il apprendra les tenants et aboutissants de la communication visuelle. En secret, pourtant, Richard rêve que ses croquis soient un jour publiés dans l’édition française de Vogue – à laquelle il est abonné – à côté de textes de Françoise Sagan, de photos signées par Helmut Newton ou Guy Bourdin et de modèles imaginés par Yves Saint Laurent, Courrèges ou Kenzo. La France n’est jamais bien loin dans l’imaginaire et le cœur du jeune Richard Haines. Aussi on ne s’étonnera pas que son premier voyage en solitaire le conduise, en mai 1974, à Paris. « Aussitôt arrivé, j’ai fait du Café de Flore mon poste d’observation. Je voulais tout savoir du style français, tout comprendre de l’allure des élégantes et des hommes du monde que j’avais vus dans les films de Jean Renoir ou de Marcel Carné, de leur sens de l’accessoire, tout apprendre du mode de vie de dandies comme Jacques de Bascher ou Tan Giudicelli. Paris répondait pleinement à ma soif de beauté, d’humanité et de joie de vivre. C’était une époque où la capitale française était bien moins tournée vers les touristes ; personne ou presque ne parlait anglais. Aussi mon séjour a-t-il constitué un apprentissage. »

Les débuts chez Cathy Hardwick

A Noël de l’année 1975, le jeune homme quitte Washington pour New York avec la ferme intention de s’imposer en tant qu’illustrateur de mode. Après une première expérience, peu épanouissante, en qualité de dessinateur pour une entreprise réalisant des patrons de couture, Richard Haines se retrouve sans emploi. « Le moment était mal choisi : la photographie avait complètement supplanté le croquis de mode, jugé rétro. Il m’a fallu très vite abandonner le projet de percer en tant qu’artiste. J’ai constitué un book de mes dessins et suis allé frapper à la porte des maisons de couture. C’est alors que [la créatrice] Cathy Hardwick m’a engagé. J’ai appris mon métier grâce à elle et j’ai commencé à faire des allers-retours réguliers entre New York et Paris. C’étaient les débuts de Claude Montana, Thierry Mugler… J’étais fasciné ! » S’ensuit une carrière de plus de trente ans en tant que créateur de mode pour des marques américaines aussi diverses et prestigieuses que Calvin Klein, Perry Ellis, Bill Blass ou Sean John. La réussite matérielle lui fait oublier les aspects parfois moins agréables du métier : « faire et refaire un modèle pour complaire au goût du commanditaire, gérer l’ensemble de la chaîne de fabrication, s’accommoder des retards et des mauvaises surprises de dernière minute… »

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© Kate Stremoukhova
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Courtesy of Richard Haines
Courtesy of Moncler
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Courtesy of Richard Haines

En 2007, les Etats-Unis sont frappés de plein fouet par la crise financière. Tous les secteurs sont touchés, y compris celui de la mode. Le travail vient à manquer. Richard Haines, alors en plein divorce, quitte Manhattan pour Bushwick, un quartier de Brooklyn, et doit envisager une reconversion. Pour imaginer son futur, il passe de longs moments seul au café. Machinalement, sa main griffonne sur son bloc-notes. Tel un gigantesque défilé à ciel ouvert, la rue new-yorkaise devient sa source d’inspiration. Une démarche, une rencontre, une allure, un style vestimentaire… A grands coups de crayon rehaussés de quelques pointes de couleurs, il redonne vie sur le papier à l’agitation de la ville. Le trait est rapide et s’attache autant à la forme qu’au mouvement. Que faire de tous ces croquis ? Un ami lui suggère de créer un blog et de les partager en ligne. C’est ainsi qu’en 2008 est né What I Saw Today. Très vite, le site se fait remarquer au point de devenir un phénomène viral. « Je crois que les gens ont été touchés par le côté artisanal, humain et spontané de mon travail. Pas d’ordinateur, pas de retouche. Le premier trait est par principe toujours le bon pour moi. Si je retravaille un croquis, il meurt. Mes dessins rendent compte en temps réel d’une vision, d’une émotion fugitive. Je me méfie de la recherche de la perfection, de la quête illusoire du pur esthétisme. Mes dessins ne disent pas autre chose que la vitalité, l’hétérogénéité et la formidable inventivité de l’espèce humaine. Les internautes me laissaient énormément de commentaires et de messages très encourageants. Puis des professionnels m’ont contacté, comme GQ et Vogue. »

La reconnaissance

Les propositions affluent, en effet. En juillet 2009, Richard Haines obtient sa première exposition solo à New York, suivie d’accrochages collectifs à Paris et Madrid. Deux ans plus tard, c’est Los Angeles qui accueille ses dessins. En 2012, Prada façonne avec l’illustrateur Il Palazzo, un projet éditorial regroupant 150 croquis inspirés à l’artiste par la collection automne/hiver 2012-2013. Puis c’est Dries Van Noten qui le sollicite. Depuis, le succès de Richard Haines n’a cessé de grandir. D’autres projets s’annoncent, telles des collaborations avec le New York Times, Tiffany & Co., GQ, Apple, J.Crew ou encore la Paris Fashion Week, qui nous promettent de belles réalisations signées par cet artiste qui avoue une passion pour les illustrateurs Christian Bérard (« un génie »), Antonio Lopez, Jean Cocteau, Marcel Vertès ou encore Francis Marshall.

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Courtesy of Richard Haines
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Courtesy of Richard Haines

Ainsi, celui qui pendant trente ans avait imposé sa vision de la mode à ses congénères, s’est-il véritablement trouvé dans la contemplation complice et émerveillée de la diversité de la mode de la rue et des podiums. Après avoir longtemps cherché, sans toujours y réussir durant sa carrière de créateur, à travailler avec les maisons les plus prestigieuses à ses yeux, il aura fallu quelques mois seulement à l’illustrateur pour séduire des clients aussi exigeants que Prada. Il y a quelque chose de l’ordre du voyage initiatique dans le parcours de Richard Haines, quelque chose qui semble dénoncer le danger des faux-semblants, l’illusion du vêtement dans ce qu’il peut avoir de travestissement de l’âme, le mensonge de l’art quand il s’écarte faussement de la nature. N’est-ce pas la marque des grands que de donner à penser à travers le prisme de l’art ?


Article publié dans le numéro de septembre 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.