L’aventure américaine de Claire Denis débute au Portugal. En 1983, elle a 36 ans et cherche à financer son premier film, Chocolat. Depuis une décennie, Claire Denis est assistante réalisatrice. Fille de diplomate élevée au Cameroun, diplômée de l’Institut des hautes études cinématographiques de Paris, elle a collaboré avec Robert Enrico et Jacques Rivette. Un jour, à Lisbonne, elle reçoit un appel du réalisateur allemand Wim Wenders. Celui-ci vient d’achever L’Etat des choses et l’invite à l’assister sur son nouveau projet : Paris, Texas. Au départ, elle ne prend pas la proposition au sérieux. Wim Wenders, un tournage aux Etats-Unis, l’expérience est trop belle. « Puis il m’a convaincue que le meilleur moyen pour faire avancer mes propres projets était de travailler sur le sien », se souvient-elle. « Il m’a convaincue de faire mes valises et de le retrouver à Houston. »
C’est ainsi que Claire Denis effectue son deuxième séjour aux Etats-Unis. Lors de son premier voyage, raconte-t-elle, « j’étais dans l’avion […] et j’étais tellement excitée que quand je suis arrivée à la douane, j’étais déjà épuisée émotionnellement ». Pour la future réalisatrice, les Etats-Unis sont une terre de cinéma et de littérature. Elle évoque ainsi ses premières expériences de spectatrice : « Au collège, mon père m’a emmenée voir La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock parce que j’avais eu une bonne note en anglais. Puis au lycée, j’ai vu Soudain l’été dernier de Joseph L. Mankiewicz. Je n’avais jamais lu Tennessee Williams et je ne connaissais du Sud qu’Autant en emporte le vent. Il y avait un mystère dans le film, quelque chose qui était caché qui m’a profondément marquée. »
Paris, Texas, immersion en Amérique
Au Texas, Wim Wenders et Claire Denis partent en repérage. « Je me sentais comme la plus heureuse des touristes », se souvient la réalisatrice. « C’était presque mythique. » Ils traversent le Devil’s Graveyard, paysage de falaises au milieu du désert qui sera le décor d’une des premières scènes de Paris, Texas. Puis se posent à Port Arthur, une bourgade désolée sur le golfe du Mexique. « Tous les bars étaient vides. C’était une ville de jeux qui après un changement de législation s’était transformée en ville fantôme. » La jeune femme vit un rêve d’adolescente et erre comme les écrivains vagabonds qu’elle admire tant. « C’est une image qui appartient à l’Amérique, celle des hobos, des poètes écrivains comme Jack Kerouac qui pouvaient vivre sans aucune règle. Pour moi, ils symbolisaient la liberté de l’Amérique et ce n’est que plus tard que j’ai compris que cette liberté avait un prix. »
En 1984, Paris, Texas est projeté au festival de Cannes et remporte la Palme d’or. « Je n’ai jamais ressenti une telle émotion, même pour mes films », commente Claire Denis. « Nous étions tétanisés parce que nous craignions que [la copie] se désynchronise […]. Pour moi, c’est comme des enfants qui partagent leur sang. Avec Wim, j’ai expérimenté quelque chose qui est plus grand que la vie et m’a donné la confiance nécessaire pour faire mes films. » La réalisatrice française rentre de son périple américain prête à filmer ses propres histoires. « En filmant le sud-ouest des Etats-Unis », explique-t-elle, « j’ai vu des paysages de cinéma, des paysages qui appartenaient au film de Wim et j’ai compris que ceux-ci n’étaient pas les miens. Mes paysages à moi étaient ceux de mon enfance. Après Paris, Texas, je suis donc retournée au Cameroun pour retravailler sur Chocolat. »
Après quatre ans et un nouveau détour par les Etats-Unis, où elle rejoint Jim Jarmusch et l’équipe de Down by Law, Claire Denis achève enfin Chocolat, qui sort en 1988. Une enfant, double de la réalisatrice, y observe les mœurs curieuses de sa famille dans l’Afrique centrale des années 1950. Claire Denis filme les collines et la savane, les demeures coloniales et, pour la première fois, un thème qui ne la quittera plus : celui de l’altérité, de la difficulté d’appartenir. Ses personnages sont de cultures différentes, se comprennent peu, entretiennent des fantasmes les uns sur les autres et tirent de cette confrontation des comportements parfois hors norme.
Le film lance sa carrière. Suivent S’en fout la mort (1990) et J’ai pas sommeil (1994). La même année sort U.S. Go Home, téléfilm pour lequel la réalisatrice fait appel à une star du cinéma indépendant américain : Vincent Gallo. Celui-ci incarne le capitaine Vito Brown, qui séduit deux jeunes filles près d’une base de l’U.S. Army de la banlieue parisienne dans les années 1960. Sortiront ensuite Beau travail (1999), son premier succès international, et Trouble Every Day (2001), qui marque ses retrouvailles avec Vincent Gallo après Nénette et Boni (1996).
Filmer les acteurs américains
Trouble Every Day consacre la première plongée de la cinéaste dans le film de genre. Vincent Gallo y interprète un jeune chercheur américain en lune de miel à Paris. Dépressif, il est en réalité atteint d’une maladie qui le pousse au cannibalisme. En France, il espère trouver une cure auprès d’un neurologue dont l’épouse, jouée par Béatrice Dalle, est atteinte des mêmes symptômes. Film d’horreur, terrifiant, cru et réaliste, il montre un Vincent Gallo déchiré entre le romantisme de son idylle et la monstruosité de ses pensées.
Tout au long de sa filmographie, Claire Denis fera souvent appel à des acteurs hollywoodiens pour porter à l’écran son goût de l’étrange, son sentiment d’être un outsider. En 2018, dans High Life, elle raconte l’histoire d’une communauté de prisonniers condamnés à errer dans un vaisseau perdu dans l’espace. Parmi ceux-ci, Claire Denis s’attache au personnage de Monte, dont la fille naît en captivité. « Dans le scénario, c’était un homme dans la cinquantaine », témoigne la réalisatrice, « mais quand j’ai rencontré Robert Pattinson, pour la première fois j’ai vu un vrai Monte et non une version caractérielle de moi-même ».
Se projeter dans des acteurs américains et tourner en anglais poussent la réalisatrice dans ses retranchements, l’obligent à se réinventer. Comme les personnages qu’elle croque, Claire Denis se confronte à d’autres réalités. Son dernier projet, Stars at Noon, grand prix au Festival de Cannes en 2022, participe de cet effort. Adapté d’un roman de l’Américain Denis Johnson, le film s’articule autour d’une actrice, Margaret Qualley, découverte dans le Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino. On y suit une journaliste américaine coincée au Nicaragua pendant la pandémie. Passion amoureuse, film d’espionnage, reportage sur l’Amérique centrale, Stars at Noon est aussi un documentaire sur son actrice principale, que Claire Denis filme avec délectation.
Révérée par les cinéphiles, les chercheurs et les réalisateurs
En 2022, Claire Denis est de passage à New York, invitée par le festival Rendez-vous with French Cinema. Dans l’auditorium du Lincoln Center, la cinéaste participe à une discussion avec Jim Jarmusch. Un joli coup du destin. Pendant plus d’une heure, elle répond aux questions du réalisateur qu’elle a assisté sur Down by Law, au début des années 1980. « Nous nous connaissons depuis trente-sept ans », s’exclame-t-il, avant d’aborder les différents chapitres de sa filmographie. « Pendant cette période, Claire a fait tellement de films incroyables. Quel cadeau ! »
Claire Denis rassemble aux Etats-Unis un public de cinéphiles dévoués, notamment depuis la sortie de Beau travail. Selon Marjorie Vecchio, éditrice d’une anthologie à son sujet, elle est « une aberration dans le paysage du cinéma. Son cinéma est très français, mais il est aussi multiple et difficile à cerner. » Ces tensions, ainsi que l’intérêt de la réalisatrice française pour les identités, trouvent un écho chez le public américain. « Claire Denis est souvent perçue comme une cinéaste postcoloniale », ajoute Anna Shechtman, journaliste affiliée à l’université Cornell. « Aux Etats-Unis, ses films nous permettent de négocier notre propre anxiété face à l’empire et la suprématie blanche. »
La passion que suscite le cinéma de Claire Denis chez les chercheurs et les critiques américains n’épargne pas les réalisateurs eux-mêmes. Noah Baumbach mentionne l’influence de Beau travail sur son œuvre, Amy Seimetz porte un teeshirt à son effigie avec la mention Legends Only et Greta Gerwig loue sa capacité à filmer les corps et la sensualité des mouvements. Mais c’est Barry Jenkins, Oscar du meilleur film en 2017 avec Moonlight, qui le plus souvent a chanté les louanges de la réalisatrice. « Mon film français préféré ? C’est facile ! Beau travail de Claire Denis, parce que c’est la meilleure réalisatrice de la terre. » Comme elle, il filme des personnages à la marge et interroge le marasme des appartenances, le choc des confrontations culturelles. « Etudiant de Claire Denis », il est aussi son fils spirituel aux Etats-Unis, son héritier.
Article publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.