Comment l’Amérique aurait-elle pu oublier l’accueil réservé aux œuvres de ses premiers peintres paysagistes venus à Paris participer à l’Exposition universelle de 1867 ? Devant les toiles présentées par l’Oncle Sam, la France de Napoléon III avait proclamé : « Cette exposition est indigne des fils de Washington. Au milieu de nos vieilles civilisations, les Américains font l’effet d’un géant fourvoyé dans une salle de bal. » Il n’en fallut pas plus pour convaincre l’Amérique du Nord qu’elle ne devait en aucun cas détourner son regard du Vieux Continent. De même que le brouillard était anglais, les spaghettis italiens, le bon goût était français. Et cette prescription qui valait pour la peinture l’était tout autant pour l’architecture. C’est ainsi qu’au cours du XIXe siècle, de nombreux experts français furent sollicités pour prêcher la bonne parole dans les universités américaines ou pour concevoir des constructions répondant aux canons européens.
En parallèle, des générations d’étudiants américains traversèrent l’océan pour s’imprégner de l’esprit nouveau. Mais lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, les échanges entre les deux continents furent subitement interrompus. Qu’allait devenir la sauvage Amérique privée de la lumière parisienne ? C’est dans ce contexte que fut créé en quatrième vitesse à New York, en 1916, le Beaux-Arts Institute of Design, dont l’organisation fut calquée sur celle de l’Ecole des beaux-arts de Paris. L’apprentissage de l’architecture, complété par celui de la sculpture, de la peinture murale et de la décoration d’intérieur, était dispensé par des natifs et quelques Français aussi. L’objectif à moyen terme était de former des équipes made in U.S.A. directement disponibles. Ce premier pas vers l’autonomie était tout de même timide puisque le cursus des étudiants s’achevait par la proclamation du « Paris Prize », où le lauréat se voyait offrir un séjour de deux ans et demi en Europe, assorti de la possibilité d’entrer directement en première classe à l’Ecole des beaux-arts de Paris.
D’autres initiatives allaient suivre en vue de permettre une plus grande indépendance. En 1919, alors que des milliers de soldats américains étaient en attente de leur rapatriement, l’American Expeditionary Forces Art Training Center fut ouvert près de Paris (voir encadré à la fin). Quatre ans plus tard, en 1923, l’idée d’un établissement américain d’enseignement permanent en France se concrétisa avec la création de l’Ecole des beaux-arts de Fontainebleau, aussi appelée Académie américaine des hautes études artistiques en France. Chaque année, 70 étudiants américains, accueillis dans le dernier palais de l’empereur Napoléon Ier, suivaient les cours de l’architecte Jacques Carlu, complétés par l’expertise de décorateurs et de peintres spécialistes de la fresque.
Mais au début des années 1920, les tentatives de l’Amérique pour s’imposer comme architecte de la ville du futur se heurtaient toujours à l’accueil mitigé, voire perplexe, de la France. Souvent, les Français refusaient de voir dans les constructions américaines une quelconque originalité, à l’instar de l’aviateur Gabriel Voisin, qui déclara sans rougir : « Les gigantesques édifices américains, dont on ne peut nier la beauté, sont nés sur la rive gauche de la Seine de 1890 à 1910. » Et s’ils jugeaient certaines constructions réussies, les Français en profitaient toujours pour pousser un retentissant cocorico. Ainsi de l’historien Louis Réau qui affirma : « Les gratte-ciel de New York et de Chicago n’ont rien de commun avec l’architecture française moderne et cependant ils sont l’œuvre d’anciens élèves de notre Ecole des beaux-arts. »
Et lorsqu’on croyait enfin tenir parmi les Français un admirateur de l’école américaine, la chute pouvait être cruelle. « J’ai une plus grande leçon à recevoir des gratte-ciel, de Broadway illuminé la nuit, du tumulte de New York que de la place Vendôme à Paris », indiqua au New York Times l’illustrateur Paul Iribe. « La nouvelle forme d’art, que nous attendons impatiemment, viendra d’ici, de votre merveilleuse Amérique […]. Je tiens à vous dire que vous êtes en train de créer chaque jour quelque chose de nouveau, quelque chose d’irrésistiblement charmant. Je pense que votre pire ennemi ici, pour être franc, est le mauvais goût… Vous avez tout créé sauf le goût. Vous vous servez de vos idées modernes avec les goûts de notre Vieux Monde, et ils ne conviennent pas. Une nation aussi neuve et magnifique doit créer son propre goût. » L’image du « géant fourvoyé dans une salle de bal » avait décidément la vie dure.
Et Paris créa l’Art déco
L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes ouvrit ses portes à Paris le 28 avril 1925 devant plus de 4 000 spectateurs émerveillés, suivis les mois suivants par près de six millions de curieux venus du monde entier. Au milieu d’arbres cubistes en ciment armé signés par Robert Mallet-Stevens et les frères Martel, 150 pavillons et galeries flambant neufs présentaient les réalisations modernistes de 20 000 créateurs. Adieu les arabesques, les courbes en coup de fouet, les décors exubérants ; bienvenue à la symétrie et à l’épure de la ligne droite ! Si les Etats-Unis ne faisaient pas partie des exposants – jugeant qu’ils n’avaient rien à apprendre à Paris –, une délégation composée de 104 experts fut mandatée sur place par Washington afin d’observer et de noter les dernières tendances. Un rapport officiel fut même publié, qui inspira une série d’expositions itinérantes à travers tout le territoire américain.
A lui seul, le New York Times consacra à l’« Expo », comme on l’appelait, une centaine d’articles où se bousculaient les adjectifs les plus élogieux, tandis qu’Edgar Miller baptisait Paris « the prophetic city ». Pour la première fois dans l’histoire, un style faisait l’unanimité sur le plan international. Il faut dire qu’en 1925, le monde avait changé et que le mot d’ordre qui prévalait était partout « il faut être moderne ». L’Art déco arrivait donc à point nommé, qui renouvelait la donne. Bientôt les chevrons, les lignes parallèles et les volumes aérodynamiques s’emparèrent de la planète des arts. A Manhattan, le 18 septembre 1928, la première brique du Chrysler Building fut posée par l’architecte américain William Van Alen, ancien élève de l’Ecole des beaux-arts de Paris. A Oakland, en 1931, le Paramount Theatre de Timothy Pflueger ouvrit ses portes tandis que sortirent de terre à Los Angeles, en 1933 et 1935 respectivement, le Griffith Observatory et le Pan-Pacific Auditorium. Mais c’est en Floride que le style Art déco prit le mieux racine, donnant naissance à une variante locale baptisée « Tropical Deco » (voir encadré à la fin).
A la même époque, le Tout-Hollywood s’arrachait les dessinateurs et décorateurs français, tels Paul Iribe et Pierre-Emile Legrain, pour concevoir des décors dans le goût nouveau. Les couvertures du Vogue américain étaient signées par Georges Lepape, Pierre Brissaud, André Marty ou René Bouët-Willaumez. A partir de 1926 et de son premier séjour à New York, Bernard Boutet de Monvel – enfin un Français amoureux des Etats-Unis ! – devint le portraitiste le plus demandé par la haute société new-yorkaise. Entre deux couvertures pour Harper’s Bazar et trois commandes pour les familles Frick, du Pont de Nemours ou Vanderbilt, le peintre français réalisa une vingtaine de toiles représentant les gratte-ciel de New York. Et aux Américains qui n’avaient pu visiter l’exposition parisienne de 1925, les paquebots de la Compagnie générale transatlantique Ile-de-France (1927) et Normandie (1935) faisaient office d’ambassades flottantes de l’Art déco, symboles d’une époque et d’un art de vivre français où la Prohibition n’existait pas…
La traversée à rebours
Cette fois-ci, les Etats-Unis avaient compris la leçon : non seulement ils accueillirent avec enthousiasme la déferlante Art déco, mais, dans leur course à l’urbanisation, ils en devinrent les principaux champions, devançant la France en nombre de réalisations. L’Amérique savourait son triomphe lorsque le krach boursier de 1929 s’abattit sur le pays. La crise freina durablement les programmes de construction d’immeubles de rapport. A Manhattan, on ne manqua pas de se gausser devant l’inachèvement de l’Empire State Building, surnommé l’« Empty State Building ». Corollaire de la Grande dépression, qui devait atteindre son paroxysme en 1932, les Etats-Unis entamèrent un repli sur eux-mêmes. Dorénavant, c’est sur leur territoire qu’ils allaient faire la preuve de leur suprématie. Et c’est ainsi qu’en 1933 s’ouvrit à Chicago l’exposition A Century of Progress, qui présentait des pavillons ultramodernes où s’appliquait pour la première fois l’esthétique streamline. Ce style, cousin de l’Art déco, gagna bientôt tous les objets de la vie courante. Caractérisé par des lignes épurées et des angles arrondis inspirés directement par le galbe des paquebots, des automobiles, avions ou locomotives, il fit le régal d’une nouvelle profession née avec l’ère de la consommation de masse: les designers. L’Amérique tenait là son propre style !
En 1934, comme un certain nombre de ses confrères désormais sans travail en Amérique, l’architecte français Jacques Carlu décida de rentrer à Paris. Malgré la récession, il ne resta pas très longtemps inactif. A l’ex-professeur du MIT, on confia en effet la responsabilité de concevoir le nouveau palais du Trocadéro, destiné à remplacer l’ancien édifice d’inspiration néo-byzantine élevée en 1878 sur une colline dominant la Seine. S’appuyant sur ses réalisations antérieures aux Etats-Unis et au Canada, et influencé par le gigantisme américain, Carlu proposa en 1935 les plans du palais de Chaillot : un bâtiment encadré par deux pavillons monumentaux élevés sur une grande esplanade et offrant une perspective magistrale sur Paris et la tour Eiffel. Comment ne pas reconnaître dans cet ensemble l’esprit des bâtiments emblématiques de la ville de Washington ? Ainsi, la boucle était-elle bouclée et l’Art déco, né à Paris et s’étant enrichi de l’expérience américaine, avait-il traversé l’océan à rebours !
Les vétérans américains à l’école du style français
C’est le 24 mars 1919 qu’est ouvert dans l’ancienne propriété de la danseuse Isadora Duncan, à Meudon, près de Paris, l’American Expeditionary Forces Art Training Center. Son directeur, Lloyd Warren, a notamment réalisé, avec son frère Whitney, la gare de Grand Central à New York. Près de 400 étudiants-soldats américains vont bénéficier d’une formation accélérée sur trois mois. Ils sont dirigés par des professeurs nord-américains tels que les sculpteurs Solon Borglum et Rene Paul Chambellan ou les peintres Ernest Peixotto et Angel Zárraga. De nombreux Français interviennent également : Victor Laloux, Jacques Carlu, Nicolas Forestier pour l’architecture, Jacques-Emile Blanche pour la peinture. Des visites d’ateliers (Van Dongen et Antoine Bourdelle, notamment) complètent l’enseignement.
L’Art déco en Floride
Après l’ouragan de 1926, la ville de Miami est à reconstruire. Les promoteurs choisissent l’Art déco, mais dans une formule simplifiée. En moins de vingt ans, ce sont 800 hôtels, restaurants, bars, maisons et boutiques qui sont édifiées. Les immeubles et les hôtels, de quatre à six étages, se terminent par un toit-terrasse adapté au climat, particularité de ce style hybride que certains baptisent « Tropical Deco ». Leur façade présente des fenêtres filantes, souvent couronnées de pare-soleil aux lignes arrondies. Dans bien des cas, elle est aussi divisée en son centre par une verticale de béton sur laquelle s’inscrit le nom du bâtiment, comme pour le Colony Hotel de l’architecte Henry Hohauser, érigé en 1935. D’autres architectes tels que Lawrence Murray Dixon, Roy F. France, Albert Anis ou Igor Polevitzky, ancien élève du Français Paul Cret à Philadelphie, signent eux aussi des bâtiments remarquables qui sont aujourd’hui protégés.
Art déco France-Amérique du Nord, à la Cité de l’architecture et du patrimoine de Paris jusqu’au 6 mars 2023.
Article publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.