Sa vie fut une alternance de joies et d’infortunes. New York ne fit pas exception à la règle. C’est dans cette ville qu’Edith Piaf épousa le 29 juillet 1952 le chanteur Jacques Pills. New York, où elle se produira régulièrement au Playhouse Theater, au Versailles et surtout au mythique Carnegie Hall. New York où elle enregistra aux studios Capitol, dans les années 1950, trois de ses plus beaux titres : « Soudain une vallée », « Avant nous » et « Les Amants d’un jour ». New York, enfin, où elle apprit la mort du boxeur français Marcel Cerdan, l’amour de sa vie qui venait la rejoindre en 1949.
Le 1er octobre 1947, Edith Piaf débarque du transatlantique Queen Elizabeth pour entamer à Manhattan sa tournée américaine. En réponse à la question d’un journaliste qui lui demande qui elle voudrait rencontrer en premier, elle répond effrontément : « Einstein. Sauf que je n’ai pas son numéro de téléphone. » Il s’en fallut de peu que la chanteuse ne complète pas son tour de chant aux Etats-Unis et ne résilie son contrat. Car après un long voyage en mer qui l’avait mise à dure épreuve, Piaf découvrait les attentes du public américain, très éloignées des siennes. Le soir de son premier spectacle au cabaret Playhouse sur la 48e Rue, le 30 octobre 1947, le tour de chant débute avec succès avec les neuf Compagnons de la chanson.
Malheureusement pour Edith Piaf, le courant ne passe pas : le public américain, venu voir « la petite femme de Paris avec des trucs en plumes » (comme Zizi Jeanmaire) dans un spectacle à la Broadway avec plumes et paillettes, fut déconcerté par cette minuscule chanteuse (Piaf ne mesurait que 1,47 mètre !), vêtue d’une sobre robe noire, chantant des chansons mélancoliques en français dont il ne comprenait pas un mot. « Les Américains ne m’aiment pas : ils me trouvent triste », déplora-t-elle à l’issue du concert. Il fallut attendre l’article enthousiaste du critique Virgil Thompson encensant « le phénomène Piaf » dans les pages du New York Herald Tribune du 2 novembre 1947 pour que le fiasco initial vire au triomphe.
Le critique suggéra-t-il à Piaf de suivre des leçons d’anglais ? Toujours est-il qu’après avoir pris des cours d’anglais à la Maison Française de l’université de Columbia, elle commença à chanter ses chansons en anglais. Un choix judicieux puisqu’elle signera par la suite un contrat de plusieurs mois au Versailles, alors le cabaret le plus chic de New York, situé sur la 50e Rue. Son spectacle fit sensation. Aux dires de Virgil Thompson « les spectacteurs montaient sur les tables pour l’applaudir ». Au fil des mois, Piaf reprit confiance et trouva son style : une présence scénique intense, une puissance d’émotion inégalée où résonne la misère du monde, à commencer par la sienne. Thompson qui l’avait « lancée » médiatiquement aux Etats-Unis, dira : « Chaque fois, on dirait qu’elle arrache son âme pour la dernière fois ! »
Peut-être parce que dans toutes ses chansons, elle chante la même chose : l’amour qui finit mal. Bientôt, les Américains ne se lasseront plus de l’entendre chanter « La Vie en rose » (1946). Le succès soudain de ce titre propulsa Piaf sur le devant de la scène médiatique : elle fut invitée huit fois sur le plateau de la célèbre émission de télévision The Ed Sullivan Show et rencontra diverses célébrités : le monstre sacré du cinéma américain Orson Welles, la chanteuse Judy Garland et surtout l’actrice Marlene Dietrich, pour laquelle elle se prit d’une profonde amitié. C’est à ce moment, au zénith de sa carrière, que Piaf revit Marcel Cerdan. Surnommé « le bombardier marocain » (bien qu’il fut en réalité né en Algérie), cette vedette de la boxe en France et en Europe s’attaquait aux plus grands noms de la boxe américaine. En septembre 1948, il remportera à New York le championnat du monde poids moyens en battant Tony Zale !
Ayant reconnu le nom de la chanteuse sur une affiche de rue, le champion de boxe décida d’aller l’écouter un soir au Versailles, non sans lui avoir au préalable donné rendez-vous en précisant : « Nous sommes deux Français aux Etats-Unis, dînons ensemble. » Selon le biographe Robert Belleret dans son ouvrage Piaf, un mythe français (2013), « leur rencontre s’est passée dans un restaurant de banlieue de New York, et Edith fut séduite d’emblée ; ils devinrent amants dès octobre 1947 ». Entre « le roi de la boxe et la reine de la chanson », l’idylle fut immédiate et intense. Piaf lui écrivit des lettres d’amour enflammées, comme celle-ci datée du 27 mai 1949 : « Mon seigneur que j’aime… Mon amour, tu ne pourrais jamais imaginer avec quelle force je t’aime […]. Ne vivre que par toi que j’aime, toi, mon amour, moi. »
C’est pour lui qu’elle écrit ce qui deviendra un immense succès, « Hymne à l’amour » (1948), mis en musique par Marguerite Monnot : « Si un jour la vie t’arrache à moi / Si tu meurs, que tu sois loin de moi / Que m’importe, si tu m’aimes / Car moi je mourrais aussi […] Dieu réunit ceux qui s’aiment. » Elle lui dédie surtout le refrain de « La Vie en rose » : « Quand il me prend dans ses bras / Qu’il me parle tout bas / Je vois la vie en rose… »
Mais avec Piaf, le bonheur ne dure jamais. Le 22 juin 1949, Marcel Cerdan perd à New York son titre de champion du monde contre Jake LaMotta. Edith n’est pas auprès de lui. Mais le match retour étant prévu pour le 28 septembre, elle s’arrange pour obtenir un engagement au Versailles. Cependant, le combat est reporté et Cerdan reste en France pour s’entraîner. Seule à New York, Edith le supplie de prendre l’avion plutôt que le bateau pour la rejoindre au plus vite. Cerdan, qui a horreur de l’avion, s’exécute et embarque à bord du vol Paris-New York d’Air France le 27 octobre 1949. Le Lockheed Constellation s’écrase dans la nuit du 27 octobre aux Açores, sur le Pico de Vara, une montagne de l’île Saô Miguel. Il n’y a aucun survivant. Parmi ses 47 passagers se trouvait aussi la célèbre violoniste Ginette Neveu.
Lorsque son imprésario Louis Barrier la réveille pour lui apprendre la catastrophe, Edith Piaf manque de sombrer dans la folie. Comme possédée, elle répète en hurlant son prénom. Malgré sa douleur, elle insistera pourtant pour assurer son tour de chant comme prévu ce soir-là au Versailles. Brisée par l’émotion, elle monte péniblement sur scène et lance au public : « Je vais maintenant interpréter une chanson uniquement pour Marcel Cerdan. » Cet « Hymne à l’amour » vibra comme jamais ce soir-là. Sa voix, bien que hoquetante de sanglots, fut prodigieuse. A la fin de la chanson, submergée par l’émotion, Piaf s’effondre sur scène.
Inconsolable, Piaf se coupe les cheveux en signe de deuil et fait appel à une voyante pour essayer de contacter son amant dans l’au-delà. Jamais elle ne revivra une telle passion même si les hommes se succèdent dans sa vie. En 1952, elle épouse le chanteur français Jacques Pills à l’église francophone de Saint-Vincent-de-Paul située dans le quartier de Chelsea, à New York (qui a définitivement fermé ses portes le dimanche 6 janvier 2013). Il lui écrira la chanson « Je t’ai dans la peau », ce qui ne les empêchera pas de divorcer quatre ans plus tard. Et lorsque son nouvel amant Charles Dumont compose pour elle en décembre 1960 « La belle histoire d’amour », sur un texte écrit par Piaf, c’est encore en hommage à Marcel Cerdan.
A la fin des années 1950, Piaf est une vedette aux Etats-Unis où on la compare à Billie Holiday et à Judy Garland. Elle effectue sa dernière tournée américaine en janvier 1957 et fait salle comble à Carnegie Hall. Mais sa santé se dégrade rapidement, usée par les excès d’alcool et de morphine, les mains déformées par les rhumatismes, le visage gonflé par la cortisone. Chanter lui est devenu un calvaire. Malgré tout, elle poursuit sa tournée à New York en 1959 et s’effondre plus d’une fois sur scène. Elle meurt le 10 octobre 1963 à 47 ans à Grasse, en Provence, victime d’une rupture d’anévrisme. Ses obsèques font l’objet d’un défilé massif dans les rues de Paris.
Un immense cortège l’accompagne jusqu’au Père Lachaise où quelque 40 000 personnes, dont son amie de toujours Marlene Dietrich et Charles Aznavour (que Piaf avait découvert en 1946 et emmené en tournée aux Etats-Unis avant qu’il ne lui écrive des chansons, comme « Plus bleu que tes yeux »), mais aussi Gilbert Bécaud, Georges Moustaki et Simone Signoret, lui rendent un dernier hommage. Non sans hystérie. Bousculé, Bruno Coquatrix, le directeur de l’Olympia, tombera même dans la fosse. Ce qui fera dire à Hugues Vassal, devenu son photographe attitré, immortalisant la scène : « Elle a encore fait un triomphe. »
« La Vie en rose »
Comme la baguette de pain, la tour Eiffel et l’accordéon, « La Vie en rose » appartient à l’imagerie française. Enregistré le 9 octobre 1946, cet air résonne encore dans les postes de radio et les restaurants français du monde entier. Piaf écrivit elle-même les paroles et confia la mise en musique à son accompagnateur, le pianiste Louiguy. Peu convaincue du résultat, elle range la chanson dans un tiroir et ne la ressortira que pour la donner à son amie la chanteuse Marianne Michel, qui en sera la première interprète dans les music-halls parisiens. La chanson obtient un tel succès que Piaf décide de l’enregistrer avec le succès que l’on sait. Depuis, tout le monde s’y est essayé. De Yves Montand, son compagnon d’alors, à Louis Armstrong qui enregistra une version anglaise du titre le 26 juin 1950 à New York avec l’orchestre de Sy Oliver (en même temps que « C’est si bon ») sur des paroles anglaises écrites par Mack David.
Michel Legrand signera une version instrumentale en 1959, Grace Jones en fera une version disco en 1977 et Iggy Pop s’inspirera de la version de Louis Armstrong pour la musique, mais conservera les paroles françaises dans sa reprise du titre sur son album Après (2012). Patricia Kaas l’a chantée la même année au Town Hall de New York lors de sa tournée Kaas chante Piaf pour les cinquante ans de la disparition de Piaf et la chanteuse de jazz franco-américaine Madeleine Peyroux interprète de nos jours ce standard français sur scène aux Etats-Unis. La chanson obtint un Grammy Award en 1998 et resta pendant des années le titre le plus populaire aux Etats-Unis. Notons que si le film biographique sur Edith Piaf d’Olivier Dahan avec Marion Cotillard dans le rôle principal connut le succès en France sous le titre La Môme (surnom affectueux donné par les Français à Edith Piaf), il sortit aux Etats-Unis en 2007 sous le titre La Vie en Rose. Il valut à l’actrice Marion Cotillard l’Oscar de meilleure actrice et l’imposa comme la nouvelle icône du cinéma français !
Article publié dans le numéro de janvier 2017 de France-Amérique. S’abonner au magazine.