Histoire

En Californie, la French War des chercheurs d’or

Il y a dix ans, l’écrivain Michel Le Bris – décédé en 2021, cofondateur du journal Libération, fondateur du festival Etonnants Voyageurs et spécialiste de Robert Louis Stevenson – contait dans France-Amérique un autre épisode des Français dans la ruée vers l'or : celui qui déclencha la révolte des mineurs de Mokelumne Hill, en 1851.
[button_code]
© Mokelumne Hill History Society

Qui pénètre dans le Mother Lode, comme on a surnommé cette région du centre de la Californie, ne peut longtemps ignorer que les Français là-bas jouèrent un rôle certain. A l’entrée du pays de l’or, dans la petite ville d’Auburn que l’on dirait, du moins sur sa rue centrale, sortie d’un autre siècle, avec ses saloons et son théâtre à la gloire des « good old days », est érigée une gigantesque statue de prospecteur. L’homme, un genou à terre, tient entre ses mains une battée, hommage au « mineur inconnu », se dit-on. Et puis on sursaute, en découvrant qu’elle est en fait dédiée à la mémoire du Français Claude Chana, qui, le 16 mai 1848, quelques jours après la découverte historique de James Marshall, mis à jour le filon prodigieux d’Ophir. Poussez jusque Marysville et vous apprendrez qu’elle fut ainsi nommée par son fondateur Charles Covillaud, en hommage à son épouse Marie. Tout comme la ville de Blue Lake, dans le comté d’Humboldt, fut fondée par Clément Chartin.

Dans le comté de Nevada, on vous explique que ce sont deux Français, Jules Fricot et André Chavanne, qui démarrèrent en 1851 l’exploitation des veines de quartz aurifères – par un procédé appelé à bouleverser la nature même du Gold Rush, puisqu’il exigeait de passer à un stade proprement industriel. Et c’est un autre Français, l’ingénieur Benoît Fauchery, qui inventa le Magenta Flume, un dispositif de canaux sur appuis grâce auquel purent être mis en action les canons hydrauliques dans les Malakoff Diggins, tandis que le baron de La Grange et François Beaudry, dans le comté de Siskiyou, développaient les plus grandes mines hydrauliques du monde. D’ailleurs, la prolifération des French Town, French Camp, French Bar, French Canyon, French Creek, French Corral, French Ravine, French Flat, French Gulch, French Hill et autres Frenchman’s Ranch (en tout, 45 sites répertoriés dans le California Gold Camps d’Edwin G. Gudde !), sans compter les noms progressivement américanisés, comme ce « Gravel Lot » dans les Malakoff Diggins qui vient tout simplement de Gravelotte, bataille fameuse lors de la guerre franco-prussienne de 1870, dit assez le poids de la présence française.

Aventuriers, ils l’étaient tous, bien sûr, ces chercheurs d’or de 1849, et même parfois brigands très effroyables ! Mais aussi mystiques. Car ces hommes qui grattaient le sol le jour, prêts à tirer sur qui louchait trop fort sur leur claim, se retrouvaient la nuit autour des feux de camp, disciples de Fourier, de Saint-Simon ou de Cabet, en d’interminables discussions sur les mérites comparés de la Nouvelle Jérusalem et de la Cité d’Harmonie, convaincus qu’ils étaient d’être aux portes du Paradis, sans même voir qu’ils crevaient de faim, de froid, de maladie, couverts de poux, attaqués par les rats…

Une taxe de trop

Le 13 avril 1850, la première législature du nouvel Etat de Californie – qui entrera dans l’Union le 9 septembre – décide qu’aucun étranger ne peut prospecter sans une licence, dont le montant est fixé à 20 dollars par mois. Cette mesure, contraire aux conventions en vigueur entre les Etats-Unis et un certain nombre d’Etats, vaut une déclaration de guerre ! Dans l’été, une intense agitation s’empare de tous les camps du sud de la Californie. Dans leur quartier général de Sonora, les Mexicains se préparent à l’affrontement. Les Français se font remarquer dans les meetings par leur virulence. Au printemps 1849 déjà, le pire avait été évité de justesse au camp de Murphy, quand des mineurs américains venus de l’Oregon avaient prétendu imposer leur loi. L’esprit des barricades n’était pas mort : il y avait là un bon millier d’insurgés de 1848 qui s’étaient mis sous les ordres d’un officier de marine, dit le Vendéen, en prévenant les Américains qu’ils seraient reçus à coup de fusil s’ils montraient le bout du nez.

Lorsqu’en octobre 1850, les agents de l’Etat prétendirent encaisser la fameuse taxe, les 2 000 Français de la vallée de San Joaquin prirent les armes en déclarant tout net qu’ils n’avaient pas fait plier le gouvernement à Paris en février 1848 pour trembler devant un shérif. L’agitation, très vite, avait gagné toute la Sierra Nevada et les camps de la Trinity River, à la frontière de l’Oregon. La lettre d’un jeune mineur du Wisconsin, Lucius Fairchild, écrite à ses parents le 24 décembre de cette année-là, donne une idée assez précise de l’ambiance qui régnait au camp de Willow Spring, près de Calaveras : « Ils sont 800 Français envoyés ici par leur gouvernement. Ce sont des gardes mobiles de Paris, transportés aux frais de leur gouvernement pour services rendus. Les Américains ne les aiment pas, et, à Mokelumne Hill, leur ont dit qu’ils les chasseraient de gré ou de force. A San Andreas, à un mille d’ici, ils sont encore plus nombreux et je pense qu’il y aura des troubles avec eux. Ils sont très bien armés, vivent et voyagent comme une armée, avec leurs officiers, leur musique, leurs drapeaux… »

La French War de 1851

Au mois de mars 1851, le Vendéen s’était installé à Mokelumne Hill, non loin de Jackson. C’était une place forte de l’émigration française, appelée aussi les Fourcades, du nom des deux frères qui, les premiers, y avaient trouvé de l’or, et qu’un visiteur, le comte de Raousset-Boulbon, décrivait ainsi en avril 1851 : « Mokelumne, dans un rayon de deux milles environ, compte à peu près 5 à 6 000 mineurs, dont un tiers français. Nos compatriotes s’y rencontrent depuis les positions sociales les plus élevées jusqu’aux origines les plus humbles. »

Le Vendéen, malgré les quolibets, avait choisi de prospecter dans les hauteurs, quand il paraissait établi que l’on ne pouvait trouver de l’or que dans les rivières et les vallées. Mais les railleries s’étaient éteintes quand on avait compris qu’il venait de découvrir un des plus riches filons de la région. Un Irlandais s’était aussitôt installé à ses côtes et ils n’avaient pas tardé à se prendre de querelle. Les Français étaient accourus, les Irlandais aussi, la bagarre était devenue générale, un Irlandais avait été tué d’un coup de pioche, tandis que les Français se repliaient en bon ordre, pour se barricader sur les hauteurs de French Hill. Et pendant la journée, alertés par les roulements de tambours et les appels de clairon, les Français des claims voisins avaient rejoint leurs frères. Des émissaires avaient été envoyés jusqu’à Murphy, au sud, et Nevada City, au nord.

Une orpailleuse qui s’était choisie le nom de Jeanne d’Arc, célèbre pour son habilité à jeter des poignées de poivre dans les yeux des hommes trop pressants, avait hissé le drapeau tricolore, aidée par d’Artagnan, Athos, Pothos et Aramis, et les mineurs s’étaient organisés en compagnies, avec un capitaine élu à la tête de chacune. La nuit venue, autour des feux, les esprits s’étaient échauffés. Les mineurs étaient maintenant des milliers, formés militairement, armés, quand l’armée américaine, dans tout l’Etat, ne comptait guère plus de 700 soldats : pourquoi ne pas appeler au soulèvement toute l’émigration française et chasser une bonne fois les Américains, créer un nouvel Etat, répondant enfin aux rêves qui les avaient soulevés, pendant les journées de février et de juin 1848 ? Quelle force serait en mesure de s’opposer à eux ? Aucune, en effet.

Le consul de France, Patrice Dillon, prenant la mesure du danger était arrivé en toute hâte le 3 mai, accompagné par des notables de San Francisco et un colonel de l’armée américaine. Sans doute, fit valoir le diplomate, les émeutiers pourraient prendre le pays, dans un premier temps, mais les forces américaines arriveraient tôt ou tard, à travers les Grandes Plaines ou par le cap Horn, et tout se terminerait en désastre. Mais il fallut une journée de conciliation, houleuse, pour que les Français renoncent à leur entreprise. Pour marquer sa volonté́ de conciliation, le colonel américain accepta que les Français conservent leurs drapeaux et leurs armes. Aucune poursuite ne serait engagée. Ainsi se termina ce que les historiens appelèrent « the French War »…


Adapté de Quand la Californie était française de Michel Le Bris, Le Pré aux Clercs, 1999.


Article publié dans le numéro de janvier 2013 de France-Amérique. S’abonner au magazine.