A l’angle du boulevard de Sébastopol et de la rue Réaumur, non loin des Halles, se dresse un immeuble surplombé par un dôme illustrant parfaitement le goût de la Belle Epoque pour la fantaisie architecturale. Construit en 1910 par l’architecte Charles Lemaresquier, le splendide bâtiment néo-baroque et son exubérante rotonde d’angle rappellent la prospérité de l’entreprise à laquelle il appartenait : Félix Potin. Un supermarché Monoprix occupe les lieux aujourd’hui, mais le nom de l’ancienne enseigne, gravé dans la pierre, reste bien visible sur la façade. Comme pour perpétuer le souvenir du fondateur de la première chaîne de distribution alimentaire en France.
Tout commence en 1836. Fils d’un cultivateur d’Arpajon, dans le département actuel de l’Essonne, le jeune Félix Potin, 16 ans, trouve une place de commis chez un épicier de la rue du Rocher, dans le 8e arrondissement de Paris. Huit ans plus tard, instruit par cette expérience, il s’installe à son compte dans le 9e arrondissement. Semblable aux autres boutiques du quartier, son échoppe n’a rien de révolutionnaire. Des tonneaux de pruneaux et d’olives encadrent la porte d’entrée tandis que des chapelets de harengs saurs et des pains de sucre pendent à l’intérieur. Mais le choix de l’emplacement, une rue passante fréquentée par de nombreuses femmes, est judicieux.
Le premier à afficher les prix
Félix Potin a envie de bouleverser les pratiques en vigueur dans le commerce traditionnel. S’inspirant de l’exemple du Bon Marché et d’autres grands magasins de nouveautés qui voient le jour à cette époque, il préfère vendre de grosses quantités à bas prix plutôt que de réaliser des marges importantes sur des marchandises écoulées au compte-gouttes. Certains produits courants sont vendus à perte, le manque à gagner étant compensé par les marges réalisées sur des articles plus luxueux comme la confiserie. Qui plus est, ce qui ne se faisait pas jusque-là, les prix sont affichés. Donc fixes.
Ce n’est pas tout. A l’affût de nouveaux produits, Félix Potin parie sur le chocolat et installe un broyeur de cacao dans la cour de sa boutique. Et ça marche ! Fort de sa réussite, il ouvre en 1860 un deuxième magasin, celui du boulevard de Sébastopol évoqué ci-dessus, puis, quatre ans plus tard, un troisième, sur le boulevard Malesherbes, dans le quartier de la gare Saint-Lazare.
Désireux d’approvisionner à bon compte ses boutiques, Potin fait construire en 1861 une usine près du bassin de la Villette – une deuxième verra le jour en 1881 à Pantin – pour embouteiller l’huile, préparer la moutarde et les condiments, façonner le sucre, torréfier le café, distiller les alcools, fabriquer des biscuits et des confiseries, transformer la viande de cochon en charcutaille. Il y met en conserve les denrées qu’il va chercher directement en province. Tout cela lui permet de contourner les intermédiaires qui gonflent les prix. Peu à peu, il acquiert des terrains dans le sud de la France et en Tunisie pour produire lui-même ses fruits, ses légumes, son vin.
Une véritable politique de marque
L’épicier s’assure ainsi la maîtrise de son approvisionnement, mais il lance aussi, avant toutes les enseignes rivales, une véritable politique de marque. Empaquetés à l’usine, les boîtes de sardines, les nouilles, les paquets de café ou les tablettes de chocolat sont vendus sous le nom « Félix Potin ». Dans ses magasins, on trouve de la farine, des fromages, des fruits secs, des épices, de la confiserie, des confitures, des vins et des alcools, mais aussi des produits d’hygiène, de la droguerie et de la quincaillerie. Bref, tout ce dont a besoin une mère de famille. A partir de 1870, la maison propose un nouveau service : la livraison à domicile. Les véhicules qui sillonnent la capitale flanqués du nom de Félix Potin contribuent à étendre la renommée de l’entreprise.
Mais ce succès éclatant fait des envieux. En novembre 1870, alors que les Allemands assiègent Paris, une étrange rumeur se répand dans la capitale : « l’épicier Potin », dénoncé comme spéculateur, se serait suicidé pour échapper au déshonneur. Or, non seulement Félix Potin n’a nullement profité de la pénurie, mais, au contraire, il a cédé des denrées à bas prix et à même fourni gratuitement de la nourriture aux cantines nationales.
Les Parisiens lui rendront justice en affluant boulevard de Sébastopol pour le remercier. Mais le commerçant n’aura guère le loisir d’apprécier cette marque de reconnaissance. Il meurt en juillet 1871, à 51 ans. Sa veuve Joséphine, qui avait toujours été associée à ses activités, prend le relais en compagnie de ses trois fils et de ses deux gendres. Ensemble, ils donneront une nouvelle impulsion à l’entreprise.
L’empire familial se développe de façon originale, sous la forme d’un système de franchises avant l’heure. Moyennant un apport personnel, d’anciens employés de la maison mère se voient attribuer l’exclusivité de la vente des produits Potin. Autres innovations : les catalogues, qui permettent de joindre les clients à distance, et les cadeaux-primes, des collections de portraits photographiques de célébrités qui rencontrent un vif succès.
L’apogée des magasins Félix Potin
Au début du XXe siècle, Félix Potin est la première chaîne de distribution alimentaire au monde. Elle compte dix usines, cinq chais, 70 succursales et plusieurs milliers de commerçants dépositaires livrés par les entrepôts Félix Potin, qui s’étendent sur 125 000 mètres carrés. Rien qu’à Paris, les usines emploient 1 800 personnes en 1906, effectif porté à 8 000 en 1926. Ces années sont marquées, entre autres, par la construction en 1904 d’un magnifique immeuble Art nouveau sur la rue de Rennes, entre Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, et par la reconstruction en 1910 du siège historique, boulevard de Sébastopol.
A son apogée, au tournant de la Seconde Guerre mondiale, Félix Potin possède 1 300 magasins à Paris, en banlieue et en province. Plus tard, la société rachètera même d’autres enseignes comme les magasins Radar et Goulet-Turpin et prendra une participation chez le caviste Nicolas. Jusqu’à la fin des années 1950, l’entreprise conserve un caractère familial. Dans une économie française en plein bouleversement, Félix Potin passe alors entre les mains de spéculateurs immobiliers et de financiers peu intéressés par la modernisation de la maison. Bientôt, supermarchés et hypermarchés poussent comme des champignons à travers la France. Débordés par cette nouvelle concurrence, les magasins Félix Potin amorcent leur déclin au début des années 1980, jusqu’à cesser toute activité en 1995.
L’enseigne a disparu, mais les Parisiens les plus âgés ont encore en tête son célèbre slogan : « Félix Potin, on y revient ! » Demeurent aussi les magnifiques immeubles Art déco qui témoignent de l’audace et du talent d’un pionnier du commerce moderne.
Article publié dans le numéro d’avril 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.