La dinde et son compagnon, le dindon, ont longtemps dérouté les Européens. Christophe Colomb, qui découvre les spécimens en 1502, les surnomme en espagnol gallinas de la tierra : poules de terre. Dans ses lettres, le conquistador Hernán Cortés décrit des poules « grosses comme des paons ». Un amalgame qui perdure dans le nom scientifique de la dinde sauvage : Meleagris gallopavo, du latin gallo (le coq), pavo (le paon) et Méléagre, un héros de la mythologie grecque associé aux couleurs rouge et noir. Quant aux Gaulois Astérix et Obélix, qui débarquent par accident en Amérique du Nord dans l’album La Grande Traversée, ils surnomment ces étranges oiseaux « glouglous » !
C’est à bord des galions espagnols que les volailles américaines arrivent en Europe au début du XVIe siècle. Met rare et exotique, la dinde détrône bientôt le paon sur les grandes tables. Les épicuriens apprécient sa chair blanche, tendre et raffinée. En 1534, l’écrivain François Rabelais inscrit une « poule d’Inde » (qui donnera en français le mot « dinde ») au menu d’un festin qu’il concocte dans Gargantua. Quinze ans plus tard, 66 dindes sont servies lors du banquet organisé par la ville de Paris en l’honneur du couronnement de la reine Catherine de Médicis.
Pour alimenter la demande qui va croissante, Marguerite d’Angoulême commence un élevage dans son château d’Alençon. Des dinde domestiques sont aussi élevées à Versailles et Louis XIV, grand amateur, en confie très sérieusement le soin à un « capitaine des dindons » ! C’est pendant le Grand Siècle que la dinde fait son apparition dans les livres de recettes. Dans Le Cuisinier françois, qui marque en 1651 le passage de la cuisine médiévale à la cuisine moderne, La Varenne prépare le « poulet d’Inde » en ragout, à la daube, à la framboise… ou farci de champignons, de truffes, de cœurs d’artichauts, de pigeonneaux, de ris de veau et de rognons de bélier !
La dinde marquera l’esprit d’un autre gastronome français : Jean Anthelme Brillat-Savarin. Avocat et député, exilé aux Etats-Unis pendant la Révolution, il est l’auteur de Physiologie du goût (1825), considéré comme le premier ouvrage de littérature culinaire. (On lui doit aussi la maxime « Dis-moi ce que tu manges : je te dirai ce que tu es ».) Il y décrit une chasse au « coq d’Inde » dans le Connecticut et reconnaît, conquis, que « le dindon est certainement un des plus beaux cadeaux que le Nouveau Monde ait fait à l’Ancien ». Avant de citer deux plats qui demeurent, deux siècles plus tard, indissociables du repas de Noël à la française : la dinde fourrée aux marrons et la dinde aux truffes !
La France est aujourd’hui le troisième producteur mondial de dindes après les Etats-Unis et l’Allemagne et, comme le veut la tradition, les plats tricolores ont inspiré les gourmets américains. Martha Stewart farcit la dinde de Thanksgiving avec des marrons et du céleri. Le chef aux trois étoiles Daniel Humm, qui pilote le restaurant Eleven Madison Park à New York, la prépare avec des truffes noires, de la brioche et du foie gras. On trouve aussi une recette de « jeune dinde aux truffes » dans l’extravagant Livre de cuisine autobiographique d’Alice B. Toklas, la compagne de Gertrude Stein à Paris, publié en 1954. Parmi les ingrédients : un kilo et demi de graisse de porc fondue, 800 grammes de truffes entières et une feuille de laurier !
Article publié dans le numéro de novembre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.