Cinéma

Julie Delpy & Ethan Hawke, une romance franco-américaine culte

Il y a dix ans, Before Midnight, le dernier volume de la trilogie réalisée par le cinéaste américain Richard Linklater sortait au cinéma. Après Before Sunrise et Before Sunset, le film venait clore le récit des amours de l’Américain Jesse, interprété par Ethan Hawke, avec la Française Céline, Julie Delpy. Entre Vienne, où ils se rencontrent, Paris, où ils se retrouvent, et le Péloponnèse, où ils se disputent, les trois films filent leurs personnages dans de longs plans-séquences dialogués où il est question d’amour, de vie affective et professionnelle.
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© Columbia Pictures, illustration Pat Côrtes

Acte 1 : Before Sunrise et la naissance de l’amour

En 1989, Richard Linklater est en visite à Philadelphie. Originaire d’Austin, il se dépayse dans les magasins de la ville et s’arrête dans une boutique de jouets, où il tombe sous le charme de la vendeuse. Linklater ne prévoit de rester en ville qu’une nuit, mais il décide de franchir le pas. Accepterait-elle de le retrouver après sa journée de travail ? La jeune femme n’hésite pas et les deux passent la nuit à déambuler dans les rues. Au matin, lorsqu’ils se quittent, ils n’échangent ni adresse, ni numéro de téléphone. Quelques années plus tard, alors que Richard Linklater est devenu une figure incontournable du cinéma indépendant américain, à chaque passage à Philadelphie, il espère croiser la marchande de jouets. C’est un vœu pieux, et jamais il ne la reverra.

De cette histoire personnelle, Richard Linklater souhaite tirer un scénario. En 1990, déjà, son premier film, Slacker, suivait ses personnages discutant et déambulant dans les rues. Le suivant, Génération rebelle (1993), connut un large succès. L’action replongeait le réalisateur dans ses années lycée avec un film choral dominé par ses personnages masculins. Avec son histoire intime, Linklater désire se concentrer sur deux protagonistes et laisser plus de place à son interprète féminine. Avec son amie Kim Krizan, il rédige quelques pages, pas vraiment abouties, et situe son histoire à San Antonio. Linklater cherche un financement qu’il trouve auprès de Castle Rock Entertainment et se met en quête de comédiens. Il rencontre Ethan Hawke auquel il demande de venir passer une audition.

Le jeune premier, dont la carrière hollywoodienne est en train de décoller, ravale sa fierté et découvre, lors du casting, Julie Delpy, l’une des premières actrices que le réalisateur avait sollicitées. Comédienne française, celle-ci développe depuis l’adolescence une carrière internationale en collaborant avec des réalisateurs francophones, mais aussi polonais comme Agnieszka Holland (Europa Europa) et nord-américains comme Roger Avery (Killing Zoe). Elle est bilingue, a étudié le cinéma à New York University et désire associer ses activités de comédienne à une pratique de la réalisation. (Elle obtiendra la nationalité américaine en 2001 et vit aujourd’hui à Los Angeles.) A l’écran, l’alchimie entre Ethan Hawke et Julie Delpy est explosive. Ils jouent avec aisance, s’amusent, improvisent. Linklater a trouvé son duo.

« A l’époque », explique Ethan Hawke, « Julie avait déjà tourné avec Godard et Kieślowski. Pour elle, j’étais juste un petit Américain. Je venais du Texas, je buvais du Coca et je portais des baskets. » Les plaisanteries fusent et dès les auditions, les acteurs et le réalisateur repensent le scénario. Sous l’influence de Julie Delpy, l’action passe de l’Amérique à l’Europe. Son personnage se métamorphose en Française et les décalages culturels entre les deux protagonistes deviennent une matière scénaristique. Dès la première scène, celle de la rencontre dans un train, Céline apparaît lisant Madame Edwarda, Le mort, Histoire de l’œil, du philosophe français Georges Bataille. Lorsqu’elle engage la conversation avec Jesse, elle lui indique qu’elle a étudié pendant un été à Los Angeles. Ensuite, elle s’amuse du fait que comme tous les Américains, il ne parle qu’anglais, puis, quand il lui demande ce qui l’énerve le plus, elle répond : « Je déteste quand [les Américains] sont attendris quand je m’énerve et disent : ‘C’est tellement français ! C’est trop mignon !’ » De son côté, Jesse fustige son arrogance et commente sur la piètre qualité du service dans les restaurants européens.

Au cœur du scénario, il reste de nombreux trous que le trio comble à sa guise. Une scène en particulier n’est pas écrite. Céline et Jesse sont dans un café et ils prétendent raconter leur rencontre à un ami en imitant une conversation téléphonique. C’est une scène intime dans laquelle Julie Delpy racontera plus tard avoir mis beaucoup d’elle-même : « Le scénario avait été écrit par des trentenaires. Nous avions besoin d’y ajouter la fraîcheur des jeunes de 20 ans. » Dans le script, la scène laissée en suspens était décrite ainsi : « Meilleure séquence du film : leur relation prend de l’ampleur. » Une ampleur qui se nourrit des expériences de chacun et de l’approche d’acteurs informés par leurs cultures et leur vécu.

© Warner Independent Pictures, illustration Pat Côrtes

Acte 2 : Before Sunset et l’heure du renouveau

Before Sunrise s’achève sur une touche optimiste. Les deux protagonistes se quittent sans s’échanger d’adresse mais un rendez-vous est fixé. Même endroit, la gare de Vienne, dans six mois. A sa sortie, en janvier 1995, le film est un succès, multipliant par neuf son budget. L’équipe se sépare, mais six ans plus tard, lorsque Richard Linklater prépare le scénario de son film d’animation Waking Life, il envisage d’y inclure un dialogue entre Céline et Jesse. Dans la scène, Julie Delpy et Ethan Hawke revisitent des discussions engagées dans Before Sunrise. Ces retrouvailles font germer l’envie de prolonger l’expérience. Que sont devenus Céline et Jesse ? Quels trentenaires sont-ils ?

« Before Sunset », expliquera plus tard Richard Linklater, « est le projet le plus effrayant dans lequel je me sois engagé ». Le trio tient à refaire vivre cette histoire mais ni le public, ni les producteurs n’attendent leur retour. Il faut donc prouver le bien-fondé d’un deuxième épisode. Devenu romancier, Ethan Hawke vient alors passer quelques jours au Texas. Richard Linklater le retrouve à l’issue d’une séance de signature et il est frappé d’une évidence, une excuse pour lancer le nouveau scénario : Jesse a écrit un livre sur sa nuit avec Céline. Elle vient lui rendre visite et ainsi, ils se retrouvent. S’en suit une année faite d’échanges d’emails. Lorsque le projet stagne, c’est Julie Delpy qui prend les devants, faisant suivre à ses comparses quarante pages de dialogues. Cette fois-ci, les deux acteurs sont officiellement scénaristes. Leur implication dans le projet est reconnue à sa juste valeur.

Before Sunset se déploie en un temps réel passé dans les rues de Paris. Le film débute dans la célèbre librairie Shakespeare and Company, et rapidement, on apprend que Céline n’était pas au rendez-vous viennois, empêchée par le décès de sa grand-mère, et que Jesse dispose d’une heure avant de partir pour l’aéroport. Toujours lors de longs plans-séquences, Céline et Jesse parcourent le Quartier latin, le Marais, la coulée verte, ce jardin du 12e arrondissement installé sur les vestiges d’un chemin de fer, et les quais de Seine. Ils s’attablent dans la salle vieillotte du Pure Café, rue Jean-Macé dans le 11e arrondissement, longent la cour du Village Saint-Paul, enclave du 4e arrondissement rassemblant boutiques et ateliers d’artistes, et grimpent dans un bateau-mouche qui les dépose quai Henri-IV, une adresse que Jesse a du mal à prononcer, provoquant l’hilarité de Céline. Dans cette promenade parisienne, le réalisateur prend des libertés avec la géographie. Les quais de Seine se retrouvent près de la gare de Lyon et le Marais jouxte le 5e arrondissement. Mais peu importe. C’est « la magie du cinéma », explique-t-il. « Vous pouvez couper. [Un film] n’est pas un document géographique. »

Chemin faisant, Céline et Jesse font le point sur leur existence. Lui est un époux malheureux, mais un père comblé. Elle est célibataire. Un temps, elle a vécu à New York. Peut-être s’y sont-ils croisés sans le réaliser. Before Sunset opte pour un ton plus mélancolique. Les protagonistes ne sont plus ces rêveurs qui, couchés dans l’herbe, attendaient le lever du soleil. Leurs expériences les ont endurcis mais l’espoir d’un renouveau persiste. A la fin du film, Jesse raccompagne Céline dans son appartement de la rue des Petites-Ecuries, dans le 10e arrondissement. Jesse la regarde danser sur le « Just in Time » de Nina Simone et décide de changer de vie. Il ne reprendra pas l’avion pour New York.

© Sony Pictures Classics, illustration Pat Côrtes

Acte 3 : Before Midnight et l’usure du temps

Entre Before Sunrise et Before Sunset, neuf ans se sont écoulés. Presque une décennie qui sera également le laps de temps nécessaire avant le retour de Céline et Jesse dans un dernier volet, Before Midnight, sorti en 2013. Agés à présent de 42 ans, les protagonistes passent un été en Grèce. Jesse est en résidence d’écriture. Céline et leurs deux filles l’accompagnent. Comme les deux précédents opus, le film met en scène des conversations, dans une voiture, à table avec des amis, lors d’une promenade dans la campagne, dans une chambre d’hôtel. Dès la première scène, la tension est palpable et la dispute entre les deux personnages, non avouée, sournoise puis franche, devient l’enjeu narratif du film.

A plusieurs reprises, lors de l’écriture du scénario, le trio hésite. Le film creuse la réflexion menée dans les deux premiers volets sur les effets du temps, mais en décidant d’imaginer Céline et Jesse en couple, les scénaristes courent le risque de décrire un amour qui se délite. Les idées fusent. Tous doivent les approuver pour qu’elles soient acceptées, et les deux points de vue, celui de Jesse et de Céline, doivent être entendus. Au cœur du conflit, la nature même de leur romance, entre France et Etats-Unis, est un enjeu. Comme dans Before Sunrise, Céline ironise, jouant comme à son habitude avec les stéréotypes sur les Américains – leur amour pour le baseball ou les donuts, leur manque de connaissances en géographie –, mais dans leur altercation, sa position n’est plus une plaisanterie. Céline refuse d’abandonner sa carrière française pour vivre à Chicago auprès du fils de Jesse. On imagine que le couple ne sortira pas indemne de cette discussion, mais nous, spectateurs ne pouvons qu’en imaginer l’issue.

A ce jour, alors que les aventures de Céline et Jesse sont laissées en suspens dans l’épilogue de Before Midnight, aucun projet pour un quatrième épisode n’a été annoncé. Pour combler ce vide, on peut toujours se plonger dans une autre romance franco-américaine pilotée par Julie Delpy : l’hilarant diptyque Two Days in Paris (2007) et Two Days in New York (2012).


Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.