Portrait

La Française derrière les couvertures du New Yorker

Directrice artistique du New Yorker depuis près de trente ans, Françoise Mouly sélectionne chaque semaine le dessin qui illustrera la couverture du prestigieux magazine. Parisienne, elle a grandi avec la presse illustrée et satirique. Dans cette tradition, l’amie des dessinateurs underground des années 1970 a fait de la première page du New Yorker un miroir tendu à l’Amérique, incitant les lecteurs à s’interroger sur les scandales politiques, la détresse du personnel soignant pendant la pandémie de coronavirus ou les origines du racisme aux Etats-Unis.
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Françoise Mouly et David Remnick, le rédacteur en chef du New Yorker. Il a le dernier mot sur le dessin publié en couverture : « S’il dit oui, on peut y aller ! » © Piotr Redlinski/The New York Times

Françoise Mouly n’a pas peur de déplaire. « Je n’avais jamais fait attention au New Yorker. Ses couvertures étaient prévisibles : une scène rustique, une petite maison à la campagne, un pot de fleurs sur le bord de la fenêtre. Ces natures mortes étaient devenues le style de la maison. C’était pâle en comparaison de ce qu’on faisait chez Raw ! » En 1993, Françoise Mouly a 37 ans : elle vit à New York depuis près de vingt ans et dirige avec son mari, le dessinateur américain Art Spiegelman (l’auteur de Maus), un magazine et une maison d’édition spécialisés dans la bande dessinée d’avant-garde. Ils publient Robert Crumb, Charles Burns, les Français Jacques de Loustal, Francis Masse et Jacques Tardi.

C’est à elle, pourtant, qu’on offre le poste de directrice artistique du vénérable New Yorker. Au début des années 1990, le magazine cherche à secouer son image, trop lisse et consensuelle. Rédacteur en chef de 1952 à 1987, William Shawn était partisan d’une couverture neutre. Si les articles à l’intérieur du magazine témoignaient des bouleversements de la société – émeutes, guerres, révolutions – la première page était invariablement bucolique. « Elle n’est pas censée être spectaculaire », disait William Shawn. « Quand elle apparaît chez un marchand de journaux, elle n’est pas censée détoner. C’est un paisible changement par rapport à toutes les autres couvertures. »

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Françoise Mouly dans son bureau au New Yorker en 2015. © Sarah Shatz
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Art Spiegelman, Valentine’s Day, 15 février 1993. © Art Spiegelman/The New Yorker

Pour marquer la rupture de ton, le New Yorker confie à Art Spiegelman la couverture du 15 février 1993. En clin d’œil à la Saint-Valentin, il dessine un Juif hassidique et une femme noire dans une étreinte passionnée. Les émeutes de Crown Heights – qui ont opposé deux ans auparavant Juifs et Afro-Américains à Brooklyn – sont dans toutes les mémoires en cette année d’élection municipale ; l’image fait scandale. « La presse américaine a été choquée que le New Yorker consacre une couverture à un tel sujet », se souvient Françoise Mouly. C’est dans ce contexte qu’elle entre au magazine.

Le mur des « refusés »

Quelque 1 300 couvertures plus tard, la Française est toujours au poste. Forcée par la pandémie à travailler depuis chez elle, elle retrouvera en septembre son bureau, au 23e étage de la tour One World Trade Center à Manhattan, et ses murs tapissés de dessins. Les couvertures passées l’encouragent ; les esquisses refusées racontent en creux son travail. Elle les a rassemblées en 2012 dans un livre, Blown Covers (traduit en français par Les dessous du New Yorker), et l’éditeur français La Martinière l’a récemment approchée pour publier un deuxième volume. Rejeter un dessin est la partie la plus difficile de son travail, explique Françoise Mouly, mais chaque œuvre qui échoue sur le mur des « refusés » entretien la compétition entre les artistes.

La Française veille sur une première page convoitée. Les illustrateurs y voient l’Everest de la profession, un rare honneur réservé aux meilleurs d’entre eux. Sans cesse sollicitée, Françoise Mouly compare son travail à celui d’un contrôleur aérien. « Je ne veux pas que tous mes avions atterrissent en même temps. Il y en a que je fais tourner un peu plus longtemps dans le ciel, des années parfois, avant qu’ils puissent se poser. Les artistes doivent être patients. » Pour illustrer une couverture sur le 4 Juillet, la fête des mères ou Thanksgiving, il lui est arrivé de publier un dessin reçu plusieurs mois, voire plusieurs années, avant. Une bonne couverture, selon Françoise Mouly, doit être indépendante (elle ne correspond que rarement à un article à l’intérieur du magazine), intemporelle (elle doit être compréhensible dix jours ou dix ans après sa publication) et suffisamment abstraite pour permettre plusieurs niveaux de lecture.

« Les couvertures du New Yorker sont des énigmes : au lecteur de tirer sa propre conclusion. » Ainsi le dessin du Français Jacques de Loustal, un couple d’hommes en smoking devant une pièce montée, publié en juin 1994. Un clin d’œil au mois de la Gay Pride, des années avant le débat sur le mariage homosexuel, légalisé dans l’Etat de New York en 2011. Le magazine adhère à la tradition américaine de l’objectivité journalistique : il ne prend pas parti. Mais provoque le dialogue pour faire évoluer les points de vue.

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Jacques de Loustal, June Grooms, 13 juin 1994. © Jacques de Loustal/The New Yorker
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Kadir Nelson, Say Their Names, 22 juin 2020. © Kadir Nelson/The New Yorker

Toute une histoire sur une page

Pour raconter ces histoires, tantôt tendres, tantôt explosives, toujours inattendues, la directrice artistique aime travailler avec des « storytellers », des dessinateurs de comics et des auteurs de livres pour enfants. (Françoise Mouly a fondé en 2008 la maison d’édition Toon Books, qui publie des bandes dessinées pour les jeunes lecteurs.) Parmi ses artistes préférés : les Américains Barry Blitt, Adrian Tomine et Kadir Nelson, auteur d’une remarquable couverture en réponse à la mort de George Floyd, et les Français Sempé, Malika Favre et Pascal Campion, qui a illustré la solitude des livreurs new-yorkais dans une ville frappée par la pandémie.

Aux nouveaux artistes qu’elle recrute – de plus en plus des femmes et des personnes de couleur – Françoise Mouly conseille de se plonger dans les archives du New Yorker, les couvertures des années 1930 et 1940, et dans les illustrations de L’Assiette au Beurre, un hebdomadaire anarchiste populaire dans la France du début du XXe siècle. C’est ce type de dessins qu’elle cherche à émuler : intelligents, osés, percutants. « Je viens d’une tradition d’artistes engagés, qui prennent la parole et donnent à penser », explique Françoise Mouly, qui a défendu la liberté de caricaturer après les attentats de Charlie Hebdo en 2015. Elle utilise son « mandat » au New Yorker pour mettre en lumière la part d’ombre de la société américaine : le racisme, le tabou du sexe et de la religion, le difficile retour à la vie civile des vétérans, la libre circulation des armes à feu. Sa position d’étrangère lui permet de juger de la pertinence des références culturelles et lui donne une certaine liberté de ton. « Je n’ai pas peur de mettre les pieds dans le plat ! »

Barry Blitt, The Politics of Fear, 21 juillet 2008. © Barry Blitt /The New Yorker
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Malika Favre, Behind the Lens, 10 février 2020. © Malika Fabre/The New Yorker

Elle cite en exemple la couverture le 21 juillet 2008 : Obama, en campagne pour la primaire démocrate et vêtu d’une djellaba, donne un fist bump à Michelle, habillée comme la militante marxiste Angela Davis, pendant que la bannière étoilée brûle dans la cheminée du Bureau ovale. A trois mois des élections présidentielles, le dessin de Barry Blitt cause un tollé international. « On a seulement illustré ce qui était dit à voix basse dans tous les médias », se défend Françoise Mouly. « Cette couverture a été beaucoup critiquée, mais elle a provoqué le dialogue. J’en suis fière. Ça a été l’une des images les plus importantes de l’année. »


Article publié dans le numéro d’août 2020 de France-AmériqueS’abonner au magazine.