Pour rencontrer Annie Ernaux, il faut prendre le RER A et s’arrêter à la gare de Cergy, la ville nouvelle de la région pari-sienne où elle s’est installée au milieu des années 1970. C’est là, dans une maison calme et lumineuse entourée d’un jardin, qu’elle a écrit la plupart de ses livres, des récits autobiographiques qui sculptent, au plus près du réel, la matière de sa vie, de sa mémoire et l’épaisseur des mots. A la croisée de l’intime et du collectif, Les années (2008), son chef-d’œuvre, retrace, décennie après décennie, la vie d’une femme française en s’appuyant sur des photos, des événements historiques et des objets de consommation pour bâtir ce qu’elle nomme une « autobiographie impersonnelle ».
Les années, écrit Edmund White dans le New York Times, « est un livre sincère, courageux, une Recherche du temps perdu de notre époque contemporaine dominée par les médias et le consumérisme, pour notre époque de fétichisme absolu envers les produits de confort ». A l’origine de Mémoire de fille, paru en France en 2016 et aux Etats-Unis en avril dernier, se cache un secret, mis au jour par l’écriture : la perte violente de sa virginité. « C’est un secret fondamental, que j’ai tu depuis que les faits ont eu lieu, à l’été 1958 », confiait-elle il y a quatre ans. « Ils sont d’une simplicité biblique, au sens propre : un ‘rapport’ sexuel, le premier, ou en tout cas vécu de cette façon. Le livre transcrit pas à pas cette expérience et tout le contexte autour, comment, à cette époque, la conduite des filles était sujette à surveillance, observée, cataloguée, de même que leur corps. Les femmes sont l’objet de désirs et d’évaluations : cela persiste absolument aujourd’hui. »
Une vérité sensible
Ecouter Annie Ernaux, c’est avoir le sentiment qu’elle ne triche pas, qu’elle est dans le présent, sincère et sans afféterie. La voix est douce, légèrement aigüe, le rire cristallin. Les mots sont aussi précis que les souvenirs, qu’elle évoque « la fille de 58 » figée sur un quai de gare ou la matérialité de l’écriture. Peu d’écrivains savent aussi bien parler de leur travail, de la « douleur de la forme » qui consiste à « chercher, et chercher encore », à traquer la véridicité des sentiments et des sensations.
Depuis La place (1984), le récit de la vie de son père, Annie Ernaux ne s’abrite plus derrière le double de fiction dont elle a d’abord eu besoin pour trouver la liberté d’écrire. « L’écriture elle-même était une façon de me rapprocher du monde de mes origines », analyse-t-elle. « La réalité a un poids particulier quand on naît dans ce monde, on n’a pas sa place d’entrée de jeu. » Avant, il y eut Les armoires vides (1974), la transposition de son enfance et de son adolescence à Yvetot, en Normandie, où ses parents tenaient un café-épicerie. Rugueux, né d’une déchirure, le livre pose les thèmes de l’œuvre à venir : un avortement, sur lequel elle reviendra dans L’événement (2000), la conscience du fossé qui sépare les dominés des bourgeois, la figure complexe de sa mère, féministe et grande lectrice, qui lui a fait découvrir Margaret Mitchell et John Steinbeck. Roman de transition et d’émancipation, La femme gelée (1981) s’inspire de son mariage et de ses débuts de professeure de lettres pour disséquer l’aliénation dans le couple, l’ennui de la femme mariée et la maternité dans les années 1960.
Une œuvre « auto-socio-biographique »
Ecrire, pour Annie Ernaux, c’est légitimer des mondes exclus de la littérature, affronter des tabous, comme le sentiment de honte sociale, la maladie d’Alzheimer et le décès de sa mère (Je ne suis pas sortie de ma nuit ; Une femme), sa sœur décédée avant sa naissance (L’autre fille), mais aussi pour explorer une passion dans toute sa crudité (Passion simple) ou faire l’inventaire minutieux d’une jalousie éprouvée après une rupture (L’occupation). C’est, comme Perec dans Les choses, s’intéresser à la société de consommation, arpenter les allées des centres commerciaux, se perdre au milieu des visages et des corps (Journal du dehors ; Regarde les lumières mon amour). Influencée par la sociologie de Pierre Bourdieu, elle a beaucoup décrit le sentiment de déclassement et intervient régulièrement dans le débat public en signant, avec d’autres intellectuels, des tribunes pour soutenir les Gilets jaunes ou le mouvement contre la réforme des retraites. En avril dernier, elle a écrit une lettre au président Macron, lue à la radio, pour défendre les services publics et les professions les plus exposées à l’épidémie de coronavirus, critiquer l’état d’urgence et la restriction des libertés.
« J’ai toujours voulu que les mots soient comme des pierres, qu’ils aient la force de la réalité », dit Annie Ernaux. « Tout le monde sait que c’est une illusion mais les mots font agir. » Pour nombre de jeunes écrivains, qui se sont, dans son sillage, autorisées à dire « je », la lecture de ses livres a été déterminante. C’est le cas de la New-Yorkaise Lauren Elkin : « C’est grâce à Ernaux […] que j’écris le monde à partir de mon corps vers l’extérieur, que j’essaie de faire du langage à partir de l’aventure de mon expérience », témoigne-t-elle dans la Paris Review. « Je m’accorde sur Ernaux à chaque fois que j’écris, parfois sans m’en rendre compte. » A la dernière rentrée littéraire française, plusieurs primo-romancières lui ont envoyé leur livre, pour dire tout ce qu’elles lui devaient. En écrivant sa vie, Annie Ernaux a changé celle de beaucoup de femmes.
Mémoire de fille d’Annie Ernaux, Gallimard, 2016.
Retrouvez les autres titres d’Annie Ernaux chez Gallimard en France et chez Seven Stories Press aux Etats-Unis.
Article publié dans le numéro de juillet 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.