A 19 ans, Philippe Djian rêve de s’embarquer pour l’Amérique à bord d’un cargo, sur les traces de Blaise Cendrars. Arrivé au port du Havre, il se fait engager comme docker, espérant qu’un capitaine veuille bien le laisser monter à bord. Resté à quai, il prend finalement l’avion, comme tout le monde. Le but du voyage est la Colombie, où il veut tenter d’infiltrer la guérilla pour faire un reportage photo, avec pour seul laisser-passer, une vague recommandation du magazine Paris Match. Son arrivée à New York est un « choc total », le sentiment d’une « liberté incroyable ». Pendant trois mois, il travaille au sous-sol de l’ancienne librairie française, qui se trouve à l’époque à Rockefeller Center et, comme le hasard fait bien les choses, il découvre sous le lit de son auberge de jeunesse Les Pâques à New York, le poème de Cendrars. « Lorsque je terminai la lecture […], je descendis à Battery Park et m’assis sur un banc pour voir le jour se lever », raconte-t-il dans Ardoise (2002), un hommage aux écrivains, pour la plupart américains, qui ont changé sa vie.
Né en 1949 dans la France vieillissante de l’après-guerre, écrasée par la stature du général de Gaulle, Philippe Djian commence à lire pour tromper l’ennui et regarde vers l’Amérique, son cinéma, sa musique, sa littérature. « On voulait ressembler aux écrivains américains », confie-t-il à la revue Décapage, qui lui consacrera un dossier dans son numéro d’automne-hiver 2020. « Tous les gens que je rencontrais, c’était pour nous rapprocher de ça. » A 18 ans, il découvre J.D. Salinger : « J’éprouvai une espèce de frayeur terrible en refermant L’Attrape-cœurs », écrit-il dans Ardoise. « Je me mis à trembler en pensant que j’aurais pu ne jamais connaître une telle expérience. Je le relus aussitôt pour m’assurer que je n’avais pas rêvé. » Entre 20 et 30 ans, il découvre Selby, Bukowski, Brautigan, Carver, Kerouac et Miller, qui lui ouvrent de nouveaux territoires, lui donnent accès à de nouvelles sonorités, une syntaxe inédite.
Magasinier chez Gallimard
Les premières expériences d’écriture arrivent assez tôt, au lycée, où son ami Jérôme Equer l’encourage à rédiger des lettres et à noter ce qu’il a fait dans la journée. Pour gagner sa vie, il travaille comme magasinier dans les sous-sols de Gallimard, le saint des saints de la littérature française, qui deviendra sa maison d’édition à partir de 1993. C’est là qu’il dépose son premier manuscrit, un recueil de nouvelles écrites la nuit, dans la guérite de péage autoroutier où il travaille pour gagner quelques sous. « Vous vous situez délibérément en dehors de la littérature », lui répond le comité de lecture, tout en reconnaissant la qualité de son travail. Son premier livre, 50 contre un (1981), sera finalement publié aux éditions BFB.
Libre, ignorant des codes du milieu littéraire, Philippe Djian fuit Paris et Saint-Germain-des-Prés, n’a de contact avec son éditeur que pour recevoir ses chèques. La parution de 37°2 le matin (1985), adapté au cinéma par Jean-Jacques Beineix et traduit dans le monde entier, attire l’attention du public et des journalistes. Pour échapper à cette agitation, il part aux Etats-Unis avec sa femme, Année, qui est peintre, et leurs deux enfants. Il s’installe à Boston, avec un pied sur l’île de Martha’s Vineyard, en souvenir de Melville et Moby Dick, et parcourt le pays avec la troupe du Boston Ballet. Il y passera un an et demi avant de rentrer en France, puis, en éternel nomade, vivra en Italie, en Suisse, à Biarritz.
Une écriture « à l’os »
Près de 40 ans après ses débuts, Philippe Djian reste fidèle à ses rêves de jeunesse. Ses amis sont peintres ou musiciens, il est proche de quelques écrivains comme Viriginie Despentes, Régis Jauffret ou Jean Echenoz, et a le même agent depuis trente ans, François Samuelson (le « 007 » de Houellebecq), rencontré à New York dans les années 1980. Comme les auteurs américains qu’il admire tant, il ne croit pas à l’inspiration et considère la littérature comme un « travail de forçat », un artisanat : « Le livre c’est une phrase après une phrase après une phrase, comment on met la bonne pierre au bon endroit. » Pour lui qui écrit aussi des chansons, interprétées par le chanteur et compositeur suisse Stephan Eicher, ce n’est pas tant l’histoire qui importe que la langue, graal absolu, la musicalité, le regard. Marlène, un roman sur une jeune femme, paumée et vénéneuse, qui sème le chaos dans la vie de deux anciens vétérans des forces spéciales, n’échappe pas à la règle. Les lecteurs de Djian retrouveront un univers familier : une atmosphère à la lisière du roman noir, des hommes mélancoliques aux prises avec leurs démons et une vie familiale qui se dérobe, des femmes dangereuses, la mort en embuscade, une écriture « à l’os » et une oralité apparente qui, comme chez Céline, est le fruit d’une patiente recherche.
Après s’être essayé, il y a plus de dix ans, au mode narratif des séries télévisées (Doggy Bag, série littéraire en six saisons), il publie à la rentrée un roman de légère anticipation, 2030, sous la couverture de son nouvel éditeur, Flammarion. Peut-être le début d’un nouveau cycle. Aux élèves des ateliers d’écriture qu’il anime dans le giron de La Nouvelle Revue Française, il suggère de « marcher sur la queue du tigre (réveiller ce qui est endormi) » et transmet la leçon héritée de John Gardner, qui fut le professeur de Carver : « Employer un langage ordinaire, user du minimum de mots pour dire ce que l’on a à dire, se relire et se corriger jusqu’à plus soif… » Convaincu qu’il est bien plus difficile de retrancher que d’ajouter, Philippe Djian est son plus intraitable relecteur.
Article publié dans le numéro de septembre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine