En cet immédiat après-guerre, des milliers d’Américains font chaque année la traversée de l’Atlantique. Empêchés dans leurs rêves de félicité par le puritanisme ambiant, ils viennent chercher à Paris une douceur de vivre et une liberté que leur pays ne leur offre pas. Il faut ajouter à cet appel du large un taux de change extrêmement avantageux qui fait dire à Hemingway qu’on trouve en France du très bon vin pour trois fois rien : un fait non négligeable depuis qu’a été instituée la Prohibition.
La coqueluche de Paris
McCown est très vite adopté par Montparnasse, le centre artistique de la Ville Lumière. Bon vivant, curieux aussi bien des Français que des Britanniques et des Américains expatriés à Paris, le jeune homme séduit par son physique avenant, sa culture et son humour caustique. La magie des rencontres ne tarde pas à opérer. Dès janvier 1922, McCown est propulsé au firmament des nuits parisiennes. Il est embauché comme pianiste de jazz au Bœuf sur le Toit, le cabaret le plus en vogue des Années folles. Tous les soirs, artistes en vue, mondains et célébrités du music-hall s’y retrouvent pour s’amuser et être vus. McCown fait des ravages parmi les hommes et les femmes. Comment choisir parmi la foule des admirateurs ? Et pourquoi choisir ?
Jean Cocteau, autoproclamé chef de l’avant-garde littéraire, jette son dévolu sur le jeune Américain au minois boudeur. Nancy Cunard, arrière-petite-fille du fondateur de la compagnie transatlantique Cunard Line, fait de lui son protégé. La comtesse Alice de Montgomery, née van Rensselaer-Thayer, a un faible pour lui. Luxueux cadeaux, argent de poche, vestiaire de dandy, voyages dans les plus beaux palaces d’Europe seront désormais l’ordinaire du jeune homme. Même l’écrivain André Gide, pourtant peu expansif, semble fasciné par ce phénomène venu d’outre-Atlantique et multiplie les témoignages d’affection à son endroit. La rumeur fait le reste : on murmure que certains se sont déjà donné la mort faute d’avoir été aimés en retour par le Don Juan américain.
Excès, succès et démesure
Grand buveur devant l’éternel, peu farouche, volontiers adepte des paradis artificiels, McCown est l’archétype du jeune homme des Années folles. A Paris, Deauville, Biarritz, Cannes, Toulon ou Venise, on s’arrache littéralement sa compagnie. Dans la mêlée, le jeune poète surréaliste René Crevel voudrait bien compter plus que les autres. Durant trois ans, il essaie de dompter le fauve McCown et de s’attacher durablement sa personne. De ce combat perdu par avance, Crevel ressortira exsangue et amer. Son livre La Mort difficile en fait foi.
Grisé par la notoriété, McCown poursuit sa route sans s’arrêter. Et comme tout lui réussit, il décide de se détourner de la musique pour se lancer dans une carrière de peintre. L’exposition de ses œuvres à la galerie Léonce Rosenberg en mars 1925 donne raison à son inconstance. La presse est dithyrambique et en moins d’une semaine toutes les toiles sont vendues. Le succès fut-il trop soudain ? Les flatteries avaient-elles fini par gâter son innocence ? A moins que les excès quasi quotidiens d’alcool et de drogues n’aient commencé à mettre à mal sa santé…
Lendemain de fête
Bientôt on ne parle plus de McCown que pour évoquer ses frasques : esclandre dans les cafés de Montparnasse aux côtés du poète américain Hart Crane, bamboche de tous les diables dans les clubs de jazz de Montmartre, autodafé de ses dernières toiles un jour de déprime… Gertrude Stein, qui lui avait jadis consacré un portrait littéraire, se lasse de sa soulogra-phie. Jean Cocteau déclare désormais à qui veut l’entendre que « Eugene est une grue […]. Il veut être aimé par tout le monde, et il ne donne jamais son cœur ». Et sur les clichés de Man Ray ou de Berenice Abbott, la frimousse pouponne a cédé la place à un visage aux traits prématurément épaissis où plane l’ombre du désenchantement, voire de l’aigreur.
Pendant quelque temps encore le charme continue d’agir. Le journaliste anglais Raymond Mortimer, proche du groupe de Bloomsbury, s’entiche de McCown et l’installe dans un superbe atelier Art déco conçu par André Lurçat, un disciple de Robert Mallet-Stevens, à quelques rues du parc Montsouris. Helen-Louise Porter Simpson, camarade new-yorkaise parfaite et fidèle, s’ingénie à soutenir à distance le train de vie dispendieux de son capricieux ami.
Fin de partie
Le krach boursier de 1929 sonne le glas de cette ère dorée. La crise qui s’ensuit prive la France de la présence de riches Américains, contraints de regagner leur pays en raison de pertes historiques. Scott et Zelda Fitzgerald, Caresse Crosby, E.E. Cummings, Archibald MacLeish, Virgil Thomson, Gerald et Sara Murphy ou encore Cole Porter sont pour McCown autant d’amis, de mécènes, voire de créanciers, qui doivent s’éloigner du Vieux Continent. La vie à Paris se fait de plus en plus diffi-cile. Les dernières expositions des œuvres de McCown sont à peine relayées dans la presse. « Trop inspirées de Picasso, de Tchelitchew ou de Chirico », voilà ce qu’en disent les quelques critiques qui persistent à suivre sa production.
Le mythe de l’enfant prodige se morcelle sur fond de Grande Dépression. Pour échapper aux dettes, McCown se réfugie à Londres où Raymond Mortimer et Patrick Balfour, 3e baron Kinross (McCown a toujours eu un faible pour les aristocrates britanniques) lui réservent un accueil de plus en plus tiède. En novembre 1933, il faut se rendre à l’évidence : McCown doit faire à rebours la traversée de l’Atlantique. Fixé à New York, mais les yeux rivés sur la France, son ancien éden, McCown aura le plus grand mal, à 35 ans, à se bâtir un avenir. Pour cette génération qui avait fait le choix de vivre vite, il était apparemment plus facile de franchir un océan que de traverser sans encombre la fureur des Années folles.
Eugene McCown, démon des Années folles de Jérôme Kagan, Editions Séguier, 2019.
Article publié dans le numéro d’octobre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.