Protestation contre une invitée de la Nuit de la philosophie

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Dans une lettre ouverte, des universitaires de France et des Etats-Unis protestent contre l’annonce d’une intervention de la philosophe Monique Canto-Sperber dans le cadre de la Nuit de la philosophie, vendredi 24 avril aux services culturels de l’ambassade de France à New York.

L’annonce de la participation de l’ancienne directrice de l’Ecole normale supérieure (ENS) et présidente de PSL (Paris Sciences et Lettres), a fortement déplu à de nombreux universitaires qui viennent d’adresser une lettre ouverte à Mériam Korichi, co-organisatrice de l’évènement. Thème de la prise de parole de la philosophe : la liberté d’expression. A la tête de l’ENS de la rue d’Ulm, Monique Canto-Sperber avait fait interdire deux réunions publiques prévues par le Collectif Palestine ENS, invoquant des raisons de sécurité et « l’image d’un message univoque, partial et de propagande. »

C’est le journaliste Philip Weiss, spécialiste du Proche et Moyen-Orient, qui a attiré l’attention sur la conférence à venir de Mme Canto-Sperber. Dans un article publié sur Mondoweiss, il rappelle : « il est notoire qu’en 2011, Canto-Sperber a annulé deux réunions à l’Ecole normale supérieure, dont elle était alors directrice, parce qu’elles étaient organisées par un Collectif Palestine, qui était en faveur de la campagne pour le Boycott, les Désinvestissements et les Sanctions (BDS) contre Israël. Une de ces réunions devait accueillir Stéphane Hessel, le célèbre écrivain maintenant décédé qui a inspiré le mouvement « Occupy » (il est mort deux ans après cette annulation). Le deuxième événement organisé par le Collectif Palestine incluait une série de conférences et de débats dans le cadre de la Semaine internationale contre l’apartheid israélien, visant la communauté normalienne. Ce programme a été soumis à la directrice de l’ENS, ainsi qu’une demande de salle et la proposition ouverte de discuter la question de la sécurité, qui selon la directrice avait motivé sa décision d’interdire la première réunion à l’intérieur de l’établissement. Canto-Sperber a annulé aussi cet événement, en l’excluant du campus. »

Le Conseil d’Etat a plus tard donné raison à la directrice de Normale Sup, estimant qu’il y avait risque de « trouble à l’ordre public. » Philip Weiss rappelle que cette ‘censure’ avait était fortement médiatisée et dénoncée par une pétition d’universitaires qui ont insisté sur la place historique de l’ENS dans le débat public. Monique Canto-Sperber avait répondu : « les deux rencontres étaient contrôlées par les organisateurs de la campagne de boycott de l’Etat israélien. Je ne prends personnellement pas position dans un sens ou dans l’autre sur la légitimité morale de cette initiative. Mais je veux que vous sachiez que le boycott d’un Etat est illégal selon la loi française, ainsi que les discours antisémites. » En conclusion de son article, Philip Weiss ajoute : « Je me demande comment Canto-Sperber traitera sa propre suppression de la discussion de BDS lors de sa conférence dans la salle de bal du consulat de France, dont l’entrée, au fait, est libre et ouverte au public. »

Plus de cent signataires

A la suite de cet article, une lettre ouverte, publiée par l’Association of Academics for the Respect of International Law in Palestine (Aurdip) et reprise par le journal Mediapart, critique la conférence à venir. Elle est signée par de nombreux universitaires, parmi lesquels se trouvent la militante des Droits de l’Homme Angela Davis,  les philosophes Alain Badiou, Etienne Balibar et Jacques Rancière, les sociologues Judith Butler, Eric Fassin, l’historienne Joan W. Scott et le politologue Michael Harris.

Ces intellectuels qualifient l’invitation de Mme Canto-Sperber d’ »immense ironie ». « Pour un événement majeur de la philosophie, un champ fondé sur le libre examen et l’exploration intellectuelle, offrir une tribune sur la liberté de parole à quelqu’un qui, lorsqu’elle était à la tête d’une des plus prestigieuses institutions éducatives de France, a été responsable de deux des actes de censure les plus flagrants contre les Palestiniens et les critiques des politiques de l’Etat israélien, va au-delà d’une contradiction frappante – c’est consternant », écrivent-ils.

« Le comité d’organisation ne pouvait ignorer cette histoire de censure, mais qu’il accorde même maintenant à cette personne une plateforme pour exprimer son « soutien » à la libre parole. C’est plus que scandaleux – cela dépasse l’imagination et apparaît comme un blanchiment des données historiques. Si nous reconnaissons et respectons le droit de Canto-Sperber de parler à votre colloque, nous pensons qu’il est de notre devoir de manifester notre profond désappointement et de protester dans les termes les plus forts contre le fait qu’une des personnes principales sélectionnées pour promouvoir la liberté de parole à votre « Nuit de la philosophie » l’ait ouvertement refusée aux Palestiniens et à leurs défenseurs. En agissant ainsi, vous faites de cet événement une farce et montrez la minceur de votre engagement envers la liberté académique et la liberté de parole », selon les signataires.

Précisions sur l’organisation de la Nuit de la philosophie

Mériam Korichi a répondu à certains des signataires en expliquant que la liste des intervenants ne résulte pas d’un choix de sa part, mais propose « un prélèvement de ce qui se fait en philosophie aujourd’hui ». « L’ensemble des universitaires philosophes sont invités à s’exprimer », assure-t-elle. Mme Korichi explique que les intervenants sont absoluments libres de choisir leur sujet : « je ne sais pas comment [Monique Canto-Sperber] va problématiser le sujet. Sa conférence ne sera pas une contribution finale sur le sujet, l’ensemble reste ouvert au débat et à l’analyse solide. »

Les services culturels de l’ambassade de France rappellent de leur côté que cette Nuit de la philosophie est un « événement atypique, qui vise à célébrer la diversité des voix philosophiques en les rapprochant du grand public. Il ne s’agit pas d’un événement académique mais d’une manifestation ouverte, festive et généreuse ». Ils précisent aussi que les « 62 philosophes français, américains et bulgares qui participent ont été choisis par leur département universitaire. Nous n’avons établi aucune hiérarchie entre les intervenants : personne n’est « key-note speaker ». A cette liberté offerte aux instances universitaires s’est adjointe la liberté offerte aux participants de proposer le thème de leur choix, quels qu’en soient la nature, l’orientation, le ton. Chacun était libre de proposer le sujet philosophique qui lui semblait pertinent et dont il est entièrement responsable. »

La lettre ouverte et la liste des signataires sur le site de l’Aurdip : http://www.aurdip.fr/lettre-ouverte-pour-protester-1280.html