En 1850, deux ans après la découverte des premiers filons d’or en Californie, la population de Los Angeles compte 10 % de Français. A San Francisco, ils sont plus nombreux encore, le double peut-être, selon les historiens. Ils furent peu nombreux en revanche à trouver dans la Sierra Nevada le filon d’or qui devait leur permettre de retourner au pays natal chargés de richesses. Cela ne les empêcha pas de s’établir en Californie où ils ne tardèrent pas à prospérer…
Les Français de San Francisco forment une communauté soudée et active. Ils sont ouvriers spécialisés, marchands, banquiers, avocats ou gestionnaires dans l’hôtellerie et la restauration. En 1851, ils fondent la Société française de bienfaisance mutuelle. Un an plus tard, ils ouvrent un premier hôpital qui deviendra une véritable institution sous le nom d’Hôpital français et fondent la même année L’Echo du Pacifique (1852-1865), un organe de presse quotidienne d’information locale en langue française, anglaise et espagnole. Ils construisent l’église Notre-Dame-des-Victoires en 1856 sur Bush Street, au cœur de San Francisco et, sous l’impulsion du ténor parisien André Ferrier, ils inaugurent un théâtre : La Gaieté Française.
Trente pour cent de ces Français étaient originaires du Béarn, et de nos jours encore, les Béarnais sont très présents à San Francisco. Ils émigrèrent en masse au XIXe siècle pour des raisons économiques et l’attrait de l’or en particulier, avant de se reconvertir dans la blanchisserie à San Francisco. En 1915, la ville comptait plus de cent blanchisseries béarnaises, chacune étant régie par une petite communauté autonome avec sa hiérarchie sociale et professionnelle. La langue béarnaise était la langue officielle de ces communautés d’immigrés fidèles aux traditions de leur pays d’origine.
L’avènement des blanchisseries
La folie de l’or qui s’était emparée des chercheurs eut des répercussions inattendues à San Francisco : les habitants de ce qui n’était encore qu’une bourgade se comportaient en nouveaux riches. Pour satisfaire les exigences de cette nouvelle clientèle, des blanchisseries sont créées en 1851. D’abord rustiques et tenues par des Irlandais, elles furent reprises par des Français qui en firent des « blanchisseries de fin » (comprendre, de luxe) dont la spécialité était le nettoyage de dentelles, le blanchissage, le lavage, le repassage, le pliage et la couture. Les Françaises amidonnaient le linge, à l’exception des draps, et le repassage se faisait avec des fers chauffés directement sur un feu de charbon.
Les premiers blanchisseurs français de Californie – un Alsacien du nom de Gassman et sa femme béarnaise – ouvrirent leur commerce en 1862. L’enseigne de l’établissement précise à l’époque French hand laundry. Une anecdote bien connue raconte qu’à la fin du XIXe siècle, Jane Stanford, épouse de Leland Stanford, homme d’affaires et fondateur de la célèbre université du même nom, aurait contribué, sans s’en douter, à la mode des blanchisseries béarnaises en Californie. Se préparant à recevoir la visite du président McKinley, elle souhaitait que sa nappe de table soit nettoyée par une blanchisserie réputée de New York. Mais l’une de ses employées envoya par erreur la nappe à une blanchisserie locale tenue par des Béarnais, la famille Larrecou habitant à Menlo Park, près de Palo Alto. Madame Stanford fut tellement impressionnée par l’attention délicate apportée au blanchissage de sa nappe qu’elle confia dorénavant tout son linge à la Menlo Park Laundry !
Peu à peu, d’autres blanchisseries ouvrirent leurs portes dans diverses localités de la Californie : à Pasadena, Santa Ana, Richmond, Oakland, Turlock, Petaluma, mais surtout à San Francisco, où la première blanchisserie française fondée en 1903 par le Béarnais André Peninou à Pacific Heights, est toujours en activité. D’après les historiens Olivier Lafaye et Marie Galanti, 85 % des milliers de Béarnais de San Francisco exerçaient le métier de blanchisseur, et ce jusqu’en 1930.
Une blanchisserie typique employait entre dix et vingt personnes, et jusqu’à cent employés pour les plus florissantes. Mais toutes, petites et grandes, étaient organisées selon un modèle unique. Les tâches des ouvriers étaient précisément attribuées. Au début des années 1900, les travailleurs gagnaient un salaire hebdomadaire de 12 à 45 dollars selon leur niveau d’expertise, travaillant jusqu’à douze ou quinze heures par jour.
Ils logeaient sur leur lieu de travail : la blanchisserie, dont le plan ne différait guère d’un établissement à l’autre. Au rez-de-chaussée se trouvaient les chaudières à vapeur, le matériel de travail et la cuisine ; à l’étage se situaient les dortoirs non mixtes : un pour les hommes, un autre pour les femmes. Les jours de congé, ces employés fréquentaient ensemble les bars, hôtels et restaurants des autres membres de leur communauté. Le samedi soir, ils dansaient au son des bals populaires de quartier. L’une de leurs distractions favorites était de se rendre au « quillier », où ils participaient à des concours variés avec des quilles importées du Béarn, selon les règles traditionnelles du jeu.
Comme les Basques, les Bretons ou les Normands, les Béarnais s’entraident. De véritables filières d’émigration étaient mises en place : souvent un frère aîné ou un cousin déjà installé accueillait le nouveau venu. Mais en l’absence de membres de la famille pour les accueillir à leur arrivée, ils descendaient dans les hôtels de la communauté béarnaise où ils étaient accueillis, nourris et logés. Ces hôtels servaient aussi de centres culturels et de recrutement pour les travailleurs dans les blanchisseries (90 % des offres d’emplois).
Un véritable réseau béarnais
Certains Français instruits et ambitieux comprirent très tôt le potentiel d’un tel réseau à San Francisco et firent de ces établissements un instrument de pouvoir. Pour fonder leur propre parti politique béarnais, ces hommes créèrent en 1895, sous l’impulsion de Bergerot et du Dr Bazet, la Ligue Henri IV. Cette organisation – sociale et culturelle pour les membres, politique pour ses dirigeants – s’était donné pour objectif premier de prendre la direction de l’hôpital français, l’institution française la plus importante de la ville, dont les Béarnais étaient jusque-là exclus.
Au début du XXe siècle, les syndicats étaient devenus très puissants à San Francisco et la politique gouvernementale encourageait les entreprises à utiliser uniquement une main-d’œuvre syndiquée. Se sentant menacés, les Béarnais formèrent une association de patrons et d’ouvriers blanchisseurs pour lutter ensemble et protéger leurs intérêts face à la menace des syndicats.
Lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, les jeunes ouvriers blanchisseurs sont rappelés en France. L’immigration reprit après la guerre, à une moindre échelle. On observe la création, en 1928, d’un autre club béarnais : le Club de l’Ouzoum. Après 1930, l’immigration béarnaise cesse. Les blanchisseries survécurent vingt ans, mais la concurrence des laveries automatiques américaines et, surtout, l’arrivée de la machine à laver au début des années 1950 éliminèrent les derniers petits commerces.
Les Béarnais de Californie poursuivent les traditions d’entraide. Si l’on en juge par les activités – sorties, tournois de belote, banquets, pique-niques – de l’actuelle Ligue Henri IV, la plus importante association française de la côte ouest des Etats-Unis est prospère et respectée. Elle compte un millier de membres et abrite les locaux de l’Alliance Française et d’autres associations culturelles.
The French Laundry
Situé à Yountville, dans la vallée de Napa, le célèbre restaurant français de Thomas Keller (trois étoiles au guide Michelin) était à l’origine un saloon construit par un Ecossais pour le Béarnais Pierre Guillaume. Toutefois, une loi interdit en 1906 la vente et la consommation d’alcool à proximité du Veterans’ Home local. En 1920, le bâtiment fut racheté par John Lande qui transforma le bâtiment en blanchisserie française : la French Steam Laundry. En 1978, le maire de la localité rénove le bâtiment et le transforme en restaurant. Thomas Keller, l’actuel propriétaire des lieux, achète le restaurant en 1994, avec le succès qu’on lui connaît.
Un pont entre le Béarn et la Californie
Association d’entraide fraternelle, la Ligue Henri IV a été fondée en 1895 par des immigrants béarnais en Californie. Avec 850 membres actifs, cette organisation autrefois dédiée à la protection mutuelle des Béarnais et la camaraderie, est aujourd’hui la plus importante association culturelle française de la côte ouest des Etats-Unis. Située au 1345 Bush Street, dans le bâtiment de l’Alliance Française de San Francisco, elle fut longtemps dirigée par Louis Lucq Jr., lui-même fils d’immigrés français et basque. « Mes parents ont quitté les Pyrénées peu de temps après qu’a éclaté la Deuxième Guerre mondiale », explique-t-il. « Je suis first generation, un quart basque, et j’ai grandi dans une blanchisserie française ! » Son fils, Sean Lucq, dirige aujourd’hui l’association. Si l’ensemble des adhérents étaient autrefois béarnais, la ligue accueille aujourd’hui par cooptation toute personne souhaitant rejoindre le groupe. Au programme : sorties de groupe, pique-niques, belote et chants pyrénéens. Fidèle aux traditions de ses origines, la Ligue Henri IV apporte volontiers son assistance à de nombreuses associations à but non lucratif dédiées à la préservation de la culture française, comme l’Alliance Française, ou à des organisations caritatives comme l’église Notre-Dame-des-Victoire et l’Armée du Salut.
Article publié dans le numéro de septembre 2015 de France-Amérique. S’abonner au magazine.