Francophonie

« Faisons du français une langue globale en Amérique du Nord ! »

C’est à Détroit, le « Paris de la Nouvelle-France », qu’a grandi Claire-Marie Brisson. Docteure en philosophie et enseignante à Harvard, la chercheuse franco-américaine mène un considérable travail de vulgarisation pour intéresser ses compatriotes à la francophonie des Etats-Unis et du Canada. Dans ses cours comme dans son podcast, elle brosse un portrait nuancé des populations francophones et détricote les stéréotypes qui collent encore à la langue de Victor Hugo et de Michel Tremblay.
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Claire-Marie Brisson. © Marina Qu

France-Amérique : A Harvard, dans votre North American Francophone Podcast et bientôt dans un livre, vous décortiquez les identités « franco-américaines ». Que recoupe ce terme ?

Claire-Marie Brisson : L’expression « franco-américain » a deux traductions en anglais : French-American fait référence aux personnes nourries par les deux cultures, et Franco-American définit les francophones nés en Amérique du Nord. Ces derniers, et particulièrement ceux qui vivent en Nouvelle-Angleterre, descendent principalement d’une population issue du Québec et de l’Acadie. Il serait intéressant d’utiliser d’autres dénominations, comme « francophone d’Amérique » ou « franco-étasunien », pour spécifier selon l’identité linguistique ou géographique.

Faisons un bref état des lieux de la répartition des Franco-Américains aux Etats-Unis. Où vivent-t-ils ?

L’histoire de la francophonie américaine s’étend d’un océan à l’autre. L’Oregon a été fondé par une personne francophone. Les chocolatiers de San Francisco parlaient français, et les archives californiennes attestent d’une longue présence de la langue sur le territoire. Au Texas, il existe encore aujourd’hui une grande population francophone dans la ville de Beaumont. Du côté du Mississippi, un commerce développé entre la France et le Québec a expliqué l’installation d’autres communautés. La Virginie, où j’ai vécu, conserve également un lien intéressant avec la francophonie : Thomas Jefferson était un grand amateur de vin et a encouragé les Français à venir y répliquer les vignobles bordelais. On trouve aussi des francophones dans le Midwest et dans la région des Grands Lacs. Et même en Floride, où migrent les snowbirds canadiens [qui passent l’hiver ou une partie de l’hiver dans le Sunshine State].

Votre famille trouve ses origines en Europe. Quelles sont vos attaches avec la France ?

Mes parents sont tous les deux autant francophones qu’anglophones. Du côté de mon père, nos ancêtres produisaient du vin dans le Médoc. On leur a promis un lopin de terre en Amérique du Nord et notre famille s’est décidée à s’y installer pour cultiver des vignes. Malheureusement, ça n’a pas marché et mes ancêtres se sont installés dans la région de Québec. Côté maternel, mon arrière-grand-père était issu d’une famille de pêcheurs irlandais. Mais ni moi ni ma mère ne sommes irlandaises, même si elle a pu utiliser ce trait d’union entre les deux termes pour mieux négocier son identité irlandaise-américaine.

Comment a évolué l’utilisation de la langue française sur le continent nord-américain ?

Autrefois, on disait de l’anglais que c’était la langue de l’argent, et le français celle du passé. Dans le Maine, on interdisait même aux enfants de le parler en classe. Au Québec, la censure des livres par l’Eglise a probablement influencé la pratique de la langue, alors basée sur des textes plus anciens, proches de l’époque de Molière. Et en Louisiane, il y a eu une créolisation du français avec l’espagnol. Aujourd’hui, la francophonie est toujours en train de négocier sa place sur le continent et son enseignement devrait rester une priorité des universités américaines. Or aux Etats-Unis, de nombreux départements de français ont fermé, non pas à cause du manque de professeurs ou d’étudiants intéressés, mais parce que les administrations veulent couper [les budgets] au profit des sciences, de la technologie, de l’ingénierie ou des mathématiques.

Plusieurs auteurs afro-américains expliquent comment ils sont « devenus » noirs. Voyez-vous des points communs dans ce cheminement culturel et identitaire chez les Franco-Américains ?

Je suis très inspirée par le travail du Louisianais Victor Séjour, dont la première histoire en langue française est Le Mulâtre (1837), une œuvre qui visibilise les Afro-Américains et, par extension, certaines identités franco-américaines. Car rappelons qu’être francophone aux Etats-Unis, c’est être isolé malgré notre ancrage culturel ancien. De nombreuses publications académiques soulignent le sentiment de déracinement qui habite les Nord-Américains : nous sommes aujourd’hui dans une société de l’appartenance. Or se suffire du terme « américain » efface les nuances de l’identité étasunienne, qui est souvent un empilement de couches.

Dans son cours sur la francophonie nord-américaine, Claire-Marie Brisson évoque l’autrice québécoise Kim Thúy, l’une des voix francophones les plus célébrées de la diaspora vietnamienne. © Vivian Rashotte/CBC
« En partageant avec mes étudiants l’histoire de mon grand-père Ernest Brisson, son parcours entre deux cultures et son engagement envers la francophonie, je souhaite les inspirer à explorer leurs propres racines. » Courtesy of Claire-Marie Brisson
A Harvard, Claire-Marie Brisson discute également de l’écrivain et journaliste québécois d’origine innue Michel Jean et de son roman Kukum (2019). © Hamza Abouelouafaa/Radio-Canada

A Harvard, vous dispensez notamment un cours sur la francophonie nord-américaine. Une avancée symbolique pour la langue française ?

Je dis toujours que le français existe à nos portes, ici en Amérique du Nord. Il est parlé à cinq heures de route de Cambridge, au Québec. Au lieu de le qualifier de langue étrangère, faisons-en une langue globale. Bien entendu, certains professeurs de littérature insistaient déjà sur les œuvres québécoises, mais le cours sur les Franco-Américains que je donne à Harvard est une première. Je suis la descendante de francophones d’Amérique qui ont dû apprendre à ne pas parler leur langue à l’école. Le fait que j’enseigne un cours sur cette population renverse l’histoire.

Qui sont vos étudiants et que viennent-ils chercher ?

Ce sont des jeunes qui ont déjà un bon niveau de français et qui ont choisi d’étudier cette langue pour des raisons très diverses. Certains veulent devenir médecins et savent par exemple qu’il est très utile de parler français dans le cadre humanitaire. D’autres s’intéressent plutôt au côté business de la langue.

Vous intervenez régulièrement pour défaire « les stéréotypes de la francophonie », notamment en Amérique du Nord. Pourquoi est-ce si important pour vous de les combattre ?

Cela fait dix ans que j’enseigne le français, et je remarque que l’intérêt de certains de mes étudiants pour la francophonie correspond à une mode. Parce qu’ils voient le français comme un privilège hiérarchique, comme la langue avec laquelle on commande du vin ou des macarons à Paris. Cette culture française est une fierté de la francophonie, mais se concentrer simplement sur le drapeau tricolore et la tour Eiffel nourrit des stéréotypes éloignés de la réalité des populations francophones. L’idée de mon cours est d’inspirer une conversation plus complexe, d’adopter un autre discours à propos de la francophonie et de raccrocher cette perception de la langue au réel. D’autant qu’il existe encore une trop grande division entre la littérature et l’aspect utilitaire du français : dans les universités, on dit souvent que cette langue est morte, qu’on ne la parle qu’en France. Mais la plus grande ville francophone du monde, aujourd’hui, c’est Kinshasa [en République démocratique du Congo] ! Et la francophonie est en croissance en Afrique.

Quid de la francophonie aux Etats-Unis ?

Les Etats-Unis sont un lieu mosaïque où des dizaines et des dizaines de langues coexistent. Notre pays n’a pas de langue officielle, quand bien même on le considère automatiquement anglophone depuis l’extérieur. On dit aussi des Américains qu’ils n’ont pas l’envie d’apprendre de nouvelles langues ; c’est plutôt que l’histoire des populations minoritaires est toujours peu connue


Entretien publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.