Cinéma

Jacques Tati, la réponse française à Charlie Chaplin

Le réalisateur français, décédé il y 40 ans, a démocratisé et modernisé la comédie américaine. Il a été largement acclamé aux Etats-Unis, où il a remporté l'Oscar du meilleur film étranger en 1959 pour Mon oncle, regard satirique sur la société contemporaine en proie à une modernité et une américanisation nouvelles. Malcolm Turvey, professeur d'études cinématographiques à Tufts University, a toujours eu une admiration pour le cinéaste, à qui il a consacré un ouvrage, Play Time: Jacques Tati and Comedic Modernism. Pour lui, Tati, c’est Charlot sans Chaplin !
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Jacques Tati dans Les vacances de Monsieur Hulot, en 1953. © Specta Films C.E.P.E.C./Les Films de Mon Oncle

France-Amérique : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire un livre sur Jacques Tati ?

Malcolm Turvey : J’ai grandi au Royaume-Uni où, à l’adolescence, mes parents m’ont fait découvrir les films de Jacques Tati, un coup de foudre jamais démenti. Mes parents n’étaient pas très instruits mais ils aimaient le septième art et étaient ravis de nous emmener, ma sœur et moi, au cinéma, et de nous faire découvrir l’art en général. Quand j’ai commencé à étudier le cinéma en master, j’ai constaté que Tati était tenu en très haute estime par les étudiants et les cinéphiles. C’est ce qui m’a incité à lui consacrer un livre. D’une part, cet ouvrage s’adresse à des gens comme mes parents – des amoureux du cinéma, certes, mais pas des cinéphiles ayant une connaissance de la culture cinématographique avec un grand C. D’autre part, Tati est presque universellement salué par les critiques comme l’un des plus grands cinéastes européens de l’après-guerre. Peu de réalisateurs peuvent se vanter de réunir les deux catégories, et j’ai tenté d’expliquer comment et pourquoi cela s’est produit.

Tati est-il si important dans l’histoire du cinéma contemporain et pour le public américain ?

Je ne pense pas que son travail ait beaucoup influencé le cinéma contemporain – bien que le comédien britannique Rowan Atkinson ait reconnu que son personnage de Mr. Bean est redevable à Tati. Néanmoins, ses films restent très appréciés. Dans une liste des plus grands réalisateurs établie en 1996 par Entertainment Weekly, Tati occupe la 46e place, et son film Playtime (1967) a été classé, en 2012, le 43e plus grand film jamais réalisé par Sight & Sound. Le Terminal (2004) de Steven Spielberg est, selon son réalisateur, en partie un hommage à Tati. Et David Lynch a sélectionné Mon oncle (1958) pour le présenter comme l’un des cinq « chefs-d’œuvre » qui l’ont le plus « inspiré » au festival de l’American Film Institute en 2010. Les expositions et rétrospectives de son œuvre sont fréquentes, comme celle que lui a consacré la Cinémathèque française au printemps 2009, Jacques Tati : Deux temps, trois mouvements. Les six longs-métrages de Tati, ainsi que les courts métrages qui nous sont parvenus, sont sortis en DVD et Blu-ray en Europe et aux Etats-Unis. Jacques Tati est le sujet de documentaires, comme The Magnificent Tati (Michael House, 2009), et l’un de ses scénarios, qu’il n’a pu réaliser, a vu le jour sous la forme d’un long-métrage d’animation intitulé L’illusionniste (Sylvain Chomet, 2010). Plus important encore, certaines de ses œuvres ont été restaurées, notamment Playtime, dont la version restaurée a été projetée au Festival de Cannes en 2002.

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Jacques Tati à New York, en octobre 1958. © Yale Joel/The LIFE Picture Collection/Getty Images

Vous décrivez Tati comme faisant partie du modernisme comique. Que voulez-vous dire par là ?

En gros, je veux dire que Tati était très conscient qu’il faisait des films comiques dans le sillage de l’une des plus grandes traditions de l’histoire du cinéma. C’est la tradition de la comédie qui a fleuri à l’époque du muet dans les films du grand comique français Max Linder, de Charlie Chaplin, Buster Keaton, Harold Lloyd, Laurel et Hardy, et bien d’autres, et qui s’est poursuivie au début de l’ère du parlant avec les Marx Brothers, Mae West, etc. Comme beaucoup d’artistes qui arrivent tardivement sur la scène, Tati s’est demandé s’il pouvait apporter une contribution originale à cette tradition. Sa réponse a été qu’il le pouvait en la modernisant (d’où le « modernisme comique »), en la rendant plus « démocratique ». Il estimait que l’accent mis, dans les films comiques traditionnels, sur le « comédien vedette » était un anachronisme dans le monde moderne d’après la Deuxième Guerre mondiale, et il a donc, outre diverses autres innovations, essayé d’inclure dans ses films le plus grand nombre possible de personnages.

Tati a admis qu’il avait été influencé par des acteurs comiques américains comme Harold Lloyd et Buster Keaton. Diriez-vous qu’il était le Harold Lloyd ou le Charlie Chaplin français ?

Il a certainement été influencé par Keaton et Chaplin. Cependant, il voulait aussi être original et, dans les interviews, il différenciait souvent son style comique du leur. Par exemple, il a affirmé que son personnage de Monsieur Hulot, qu’il a incarné dans quatre de ses six longs-métrages, « n’avait rien inventé », alors que Charlot, le personnage de Chaplin, « invente sans cesse ». Il voulait dire par là que Charlot enchaîne les gags virtuoses, comme la danse des petits pains de La Ruée vers l’or (1925). En revanche, le personnage comique de Tati, Monsieur Hulot, ne fait jamais de gags. Selon Tati, il fait rire « involontairement ». Les incidents comiques, à quelques exceptions près, arrivent à Monsieur Hulot par hasard, et Tati voulait que ses spectateurs voient Hulot comme quelqu’un de très ordinaire, à leur image. Il a fait remarquer que Hulot « se comporte exactement comme n’importe quel homme de Paris ou même de province », et que « ce qui arrive à Monsieur Hulot [dans ses films] peut arriver à n’importe qui. Dans la vie, ce ne sont pas les Monsieur Hulot qui manquent. » Ce qu’il voulait dire, c’est que nous sommes tous des Hulot, que des incidents comiques nous arrivent à tous, tous les jours. Nous n’avons pas besoin d’un acteur surdoué comme Chaplin ou Keaton (ou Tati lui-même) pour la comédie. Au contraire, si nous observons attentivement notre environnement, nous verrons des gags se produire tout autour de nous, tout le temps. C’est ce que je veux dire quand je dis que Tati a cherché à moderniser la comédie en la démocratisant. Il estime que la comédie ne doit pas dépendre d’une star comme Chaplin, mais qu’elle réside dans la vie de tous les jours. Dans mon livre, je la qualifie de « comédie de la vie quotidienne ».

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La villa futuriste de la famille Arpel dans le film Mon oncle (1958) est une allusion à l'œuvre du célèbre architecte Le Corbusier, très à la mode dans les années 1950. © Specta Films C.E.P.E.C./Les Films de Mon Oncle
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Cette scène du film Playtime (1967), satire de l’uniformisation de la société et des individus, montre quatre hommes habillés de la même manière entrer dans leur voiture identique à celle de leur voisin à la fin de leur journée de travail. © Specta Films C.E.P.E.C./Les Films de Mon Oncle
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La scène finale de Playtime s’achève sur le manège incessant des voitures et des bus sur un rond-point de Paris. © Specta Films C.E.P.E.C./Les Films de Mon Oncle

L’Amérique est présente dans toute l’œuvre de Tati. Dans son premier film, Jour de fête (1949), un facteur français décide de devenir aussi efficace que ses homologues américains, et il rencontre des G.I. lors de ses tournées. Diriez-vous que Tati était anti-américain, un sentiment dominant dans la France de l’époque ?

Je pense que l’attitude de Tati envers les Etats-Unis était complexe. Comme d’autres artistes et intellectuels français de sa génération, il craignait que l’afflux de films, de publicités, de livres, de musique populaire et d’autres biens de consommation américains en France après la guerre ne soit une forme d’impérialisme qui efface les différences culturelles. Dans ses films, notamment dans Mon oncle et Playtime, on retrouve le thème récurrent d’une culture standardisée, américanisée, internationale, identique partout, et qui est particulièrement évidente dans l’architecture moderne. Dans Playtime, par exemple, on aperçoit des affiches publicitaires pour diverses destinations touristiques – Hawaï, le Mexique, Stockholm –, et chacune présente le même bâtiment moderne de style uniforme comme s’il n’y avait plus de différence entre ces lieux. En même temps, Tati a été influencé par la culture américaine, notamment par les films de Chaplin, Keaton, etc., et les siens mettent souvent en scène des personnages ou des produits américains qui perturbent l’homogénéité de l’environnement moderne. Dans Playtime, un homme d’affaires américain turbulent encourage des Français rigides et arrogants à se laisser aller et à s’amuser dans le restaurant. Dans Mon oncle, une voiture américaine, une Chevrolet Bel Air de 1956 rose et vert citron, introduit de la couleur et de l’espièglerie dans le paysage automobile français uniformément noir, gris et blanc. A mon sens, Tati entretenait des sentiments ambivalents à l’égard des Etats-Unis, comme la plupart des Français d’ailleurs. Il s’est inspiré de la culture américaine tout en critiquant son hégémonie. Comme l’a écrit l’historien Richard Pells dans un merveilleux livre sur ce sujet, « même lorsque les Européens empruntaient des idées américaines ou imitaient des modèles d’outre-Atlantique, ces idées et comportements étaient modifiés pour coller aux exigences hexagonales ». C’est certainement le cas de Tati qui, comme les cinéastes de la Nouvelle Vague qui lui ont succédé (Truffaut, Godard, etc.), a largement puisé dans le genre américain (le comique de Chaplin, etc.) tout en le modifiant pour l’adapter à ses préoccupations culturelles spécifiques.

Je vois plutôt Tati comme un observateur nostalgique de l’américanisation culturelle de la France. Il regrette le bon vieux monde, mais pense qu’il n’y a pas moyen d’échapper au modèle américain en matière de logement (Mon oncle), de travail (Playtime) et de circulation (Trafic). Etes-vous d’accord ?

Oui, mais avec une réserve. Ses films ne représentent ni n’épousent aucune résistance à ce que vous appelez l’américanisation culturelle. En effet, dans ses films, les Français embrassent l’américanisation culturelle dans les grandes lignes. Cela suggère que Tati était réaliste et avait compris que rien ne pouvait arrêter cette tendance, même si, comme je l’ai déjà dit, cela ne signifie pas qu’il a simplement copié la culture américaine. Tati, et les Français en général, me semble-t-il, « modifient » (comme le dit Richard Pells) la culture américaine pour l’adapter à leurs besoins spécifiques. Mais, comme je le soutiens dans mon livre, Tati a eu l’impression que la modernisation culturelle et l’américanisation avaient vidé la vie de son plaisir. Il voulait que ses spectateurs comprennent que même les environnements modernes les plus mornes et les plus ternes peuvent devenir des terrains de jeu. Ainsi, à la fin de Playtime, un rond-point se transforme en manège, tandis que dans Mon oncle, les gens semblent danser sur le parking d’un aéroport et que Monsieur Arpel et son fils s’amusent ensemble pour la première fois. La joie est encore possible dans le monde moderne, semble suggérer Tati, à condition d’adopter la bonne attitude.

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Jacques Tati avec Shirley MacLaine (à gauche), Sophia Loren et Dean Martin à la cérémonie des Oscars, à Hollywood, le 6 avril 1959. © D.R.

Les Français ignorent pour la plupart que Tati a reçu un Oscar pour Mon oncle. Qu’est-ce que les Américains ont aimé dans ce film ? Etait-ce un précurseur d’Amélie Poulain avec des clichés sur une France éternelle ? Mon oncle a connu un grand succès aux Etats-Unis, ce qui est plutôt rare pour les films français…

Oui, Mon oncle a obtenu l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1959. (Jacques Tati l’a reçu en personne des mains de Cyd Charisse et de Robert Stack lors de la cérémonie.) Pourquoi a-t-il gagné ? Lors de son discours, Jacques Tati a déclaré que « Hollywood était le début de la comédie cinématographique », et je soupçonne que Mon oncle a gagné parce qu’il faisait partie d’un genre hollywoodien reconnaissable, peu importe à quel point il s’en éloignait. La modernité dont il faisait la satire était également vécue comme telle par les Américains aux Wtats-Unis. Tati donne dans ce film, comme dans ses autres réalisations, une représentation concrète et humoristique du trouble causé par le rythme effréné de la modernisation d’après-guerre, ressentie aussi bien aux Etats-Unis qu’en France.


Play Time: Jacques Tati and Comedic Modernism
de Malcolm Turvey, Columbia University Press, 2019.

The Definitive Jacques Tati, Taschen, 2019.

 

Entretien publié dans le numéro d’octobre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.