Philanthropie

Frédéric Jousset, l’entrepreneur qui voulait démocratiser la culture

Entrepreneur, businessman, aventurier, philanthrope. A 52 ans, l’administrateur du Louvre et propriétaire du magazine Beaux Arts s’est lancé un énième défi : attirer de nouveaux publics vers les musées et réduire la fracture culturelle en France. Il mise pour ce faire sur sa fondation, Art Explora, et une flotte de musées mobiles.
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© François Roelants

« Soixante ans après la création d’un ministère de la Culture par André Malraux, nous butons toujours sur le même plafond de verre : le pourcentage d’ouvriers visitant les musées est toujours aussi faible », se désole Frédéric Jousset, qui a fait fortune dans les centres d’appels et vit désormais au Royaume-Uni. Mais selon lui, « le problème n’est pas financier ». La preuve ? Les tarifs préférentiels n’y font rien et des gens qui ne vont ni au musée ni au théâtre sont capables de dépenser dix fois plus pour assister à un match de foot. Le problème serait plus profond. C’est un manque d’intérêt, affirme le Français : « La propension à consommer de la culture dépend du lieu où vous êtes né et de l’endroit où vous habitez. Si les gens ne vont pas au musée, c’est à nous de frapper à leur porte, là où ils vivent. »

C’est là qu’intervient la fondation Art Explora, qu’il a créée en 2019. Son objectif : ouvrir de nouveaux accès à la culture en jouant la carte de la mobilité. Le camion-musée MuMo, garni d’œuvres d’art modernes et contemporaines du Centre Pompidou, sillonne déjà les routes de la campagne française. Il sera rejoint à l’automne 2023 par le catamaran géant ArtExplorer, qui écumera la Méditerranée de Marseille à Beyrouth, en passant par Malte et la Tunisie. Emportant à son bord un espace d’exposition modulable conçu par l’architecte Jean-Michel Wilmotte et capable d’accueillir à quai 2 000 personnes, il proposera une exposition itinérante conçue par le musée du Louvre et consacrée à la représentation des femmes dans le bassin méditerranéen, de la Vénus de Milo à Mona Lisa. A chaque escale, des artistes locaux seront également mis à l’honneur.

Frédéric Jousset ne s’arrête pas là : prix récompensant les musées européens innovants – comme le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille, qui pourra ainsi faire venir par bus électrique les jeunes des quartiers défavorisés –, accueil d’artistes en résidence à la Cité internationale des arts de Montmartre, partenariats avec la Villa Albertine aux Etats-Unis… Les idées fusent. L’entrepreneur veut dépoussiérer la culture, quelle qu’elle soit : « Il y a culture à partir du moment où il y a échange dans l’espace public d’un acte unique et original. » Même Star Wars ? « Pourquoi pas, si les jeunes prennent l’habitude d’aller au cinéma au lieu de regarder des séries sur leur ordinateur. » Autre public « empêché » : les personnes âgées dépendantes des 7 300 Ehpad français. Contre l’isolement des seniors, l’entrepreneur propose des visites d’artistes, « trente minutes d’attention pour un coup d’œil sur le culture vivante ».

Pour un mécénat français à l’américaine

Globetrotteur, Frédéric Jousset est aussi un bon observateur des politiques et systèmes de protection du patrimoine, des initiatives qui ambitionnent elles aussi de réduire la fracture culturelle. Il applaudit les musées d’outre-Atlantique comme le Metropolitan Museum of Art, pionnier dans l’accueil des jeunes et des publics délaissés, et rêve d’ancrer en France la tradition américaine du don. Ce fils d’un directeur de l’Ecole normale de musique et d’une conservatrice à Beaubourg défend bec et ongles la création d’un ministère dédié à la philanthropie. Quitte à se faire taxer de bureaucrate. « Notre pays n’a pas attendu l’Etat pour être créatif », se défend-t-il. « Mais quand la culture, ciment de la nation, pèse 3 % du PIB, emploie 600 000 personnes – plus que le secteur automobile – et fait de la France le pays le plus visité au monde, qu’un ministère encadre les opérateurs culturels et porte une grande ambition nationale, pourquoi pas ? »

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Le camion-musée MuMo, garni d’œuvres du Centre Pompidou, sillonne les routes de France depuis juin 2022. © Philippe Piron
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A partir de l’automne 2023, le catamaran géant ArtExplorer écumera la Méditerranée, offrant un espace d’exposition itinérant. © Wimotte & Associés
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Hangar Y, une autre résidence artistique chapeautée par Art Explora, ouvrira ses portes au printemps 2023 dans la forêt de Meudon, au sud-ouest de Paris. © Lewis Joly

Autre coup de Frédéric Jousset : le pass Culture. Il y a quatre ans, sa volonté de défendre le secteur culturel français le conduit, à la demande de la ministre Françoise Nyssen, à piloter la conception de ce crédit censé aider les 15-18 ans à « faire un pas de côté pour les amener à consommer des spectacles ou des œuvres plus exigeantes que celles que leur commanderait leur premier mouvement ». L’opération a démarré à l’échelle nationale en mai 2021, mais les résultats sont là : déjà 2,3 millions d’utilisateurs et une application mobile recensant les offres de milliers de partenaires culturels publics, privés et associatifs.

Le Largo Winch français

Singulier dans le monde français de l’art, le millionnaire intrigue. Le Monde le décrit comme un aventurier enchaînant les exploits : « ascension du Shishapangma, au Tibet, randonnée à cheval dans la pampa, chasses au Tadjikistan, parties de ski dans le Caucase et pointes de vitesse sur les pistes du Mans au volant de son AC Cobra de 1964 ». Ce qui lui vaut la réputation, dans la presse économique, d’un Largo Winch français. Il vit dans un décor moderne à Notting Hill, chic enclave londonienne, et collectionne de l’art contemporain : Anish Kapoor, Richard Prince, Damien Hirst. Son goût « éclectique », cependant, n’exclut pas des pièces classiques comme des masques africains et des vases grecs. Comment se compare-t-il aux autres mécènes français, François Pinault et Bernard Arnault en tête ? « Ce sont de grands entrepreneurs et je les respecte, mais le chemin que je suis n’emprunte à personne », explique-t-il. « Parce que je ne suis lié ni à une époque, ni à un lieu ou à un territoire – mon champ d’action, c’est l’Europe où ma fondation défend des projets nomades –, j’apporte dans le monde de la philanthropie quelque chose de différent. »

Frédéric Jousset tente en effet de réconcilier à sa manière les affaires et la défense du patrimoine et de la culture. Proche d’Emmanuel Macron, ex-président de l’Ecole des beaux-arts de Paris et propriétaire du seul hôtel dans l’enceinte du château de Chambord (un projet similaire à Chantilly a échoué), son nom a un temps circulé pour le ministère de la Culture. Veut-il même entrer en politique ? Il botte en touche. Si « servir son pays est quelque chose de noble, le pilotage de ma fondation, qui est une forme de service public, me suffit ». Une vie réussie serait-elle au fond la seule aventure esthétique majeure ? Il marque un temps de réflexion : « Il faudrait d’abord distinguer entre réussir dans la vie et réussir sa vie. » Avant de se raviser: « Il y a un grand absent dans cette phrase : l’autre. L’art est ma deuxième famille et le plaisir solitaire de détenir des belles choses n’est pas ma conception du plaisir esthétique. » Comme le vin, l’art aurait donc « le goût des gens avec lesquels on le partage ».


Article publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.