Reconnue « association cultuelle » depuis 2009 en France, l’Eglise mormone demeure confidentielle et sujette aux préjugés. En cause : leurs rites, leurs interdits éthiques et alimentaires, ainsi que le prosélytisme des jeunes missionnaires qui suscite la méfiance. Le 21 mai dernier, l’Eglise des Saints des Derniers Jours a inauguré son premier temple sur le territoire métropolitain. Un signe de son évolution, alors que le projet a mis près de vingt ans à aboutir.
 »J’ai cinq filles dont quatre ont fait des mariages religieux. A chaque fois, nous avons dû nous rendre à Francfort : deux journées de trajet, pour une cérémonie de 30 minutes. » Pour Dominique Calmels, porte-parole de la mission mormone en France, l’ouverture de ce Temple de Paris fut un « soulagement » pour les 38 000 fidèles de France et une « preuve que la place de l’Eglise y a changé ».
Charles Carter, chercheur à l’Université Bordeaux Montaigne, y voit la « nécessité de combler un vide », et un objectif : remédier à la mauvaise image de ce culte en France. « La perception des mormons a beaucoup évolué en France. Les Jeux Olympiques de Salt Lake City en 2002, les campagnes présidentielles de Mitt Romney suivies d’efforts de communication les ont aidés à sortir de l’anonymat. Malgré tout, les préjugés perdurent. »
Si le mormonisme n’est pas considéré comme une secte, ce culte qui compte 16 millions d’adeptes dans le monde demeure peu et mal connu en France. Avec 6,5 millions de membres aux Etats-Unis, c’est la seule religion née sur le sol américain sans aucun antécédent sur le continent européen où ses membres se sont implantés tardivement. Fondée à Fayette (Etat de New York) en 1830 par Joseph Smith, l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours se dit chrétienne tout en se fondant sur Le Livre de Mormon — dont la découverte ou l’écriture, sont attribuées à Smith —, et deux autres ouvrages fondateurs en plus de la Bible. Il y est écrit que, peu après sa résurrection, le Christ serait venu enseigner l’Evangile aux peuples d’Amérique. Millénaristes, les mormons attendent donc son retour sur Terre, annonciateur de la création d’un royaume de mille ans de bonheur.
Un culte qui intrigue
Qui sont les mormons ? « Des hommes et des femmes comme les autres », écrivait en 1947 Gordon Hinckley, alors président de l’Eglise¹. « Ils ne portent pas de vêtements distinctifs, mais ils professent des croyances et accomplissent des choses qui les distinguent des autres. » Ces signes distinctifs comprennent le port du costume traditionnel de messe, le régime alimentaire strict sans caféine, théine ou substance excitante, les quelque 300 missionnaires sillonnant la France. « On les identifie de mieux en mieux », admet Charles Carter. « Toutefois, l’opinion populaire les confond encore avec les amishs ou les croit polygames ! » Une pratique abolie en 1890, qui continue d’imprégner l’imaginaire collectif.
Prosélytes, les Saints des Derniers Jours deviennent membre de deux façons : par la naissance — on enregistre environ 100 000 nouveau-nés par an — et, comme pour beaucoup de religions, le baptême. « C’est l’acte par lequel on témoigne de sa foi en Dieu, en Jésus et au Saint-Esprit, et de son adhésion à la doctrine. Même les enfants naissant dans le mormonisme doivent se faire baptiser dès lors qu’ils ont atteint l’âge de 8 ans », souligne Charles Carter. Les missionnaires se chargent de préparer les futurs convertis par la prédication. Le processus est rapide : deux à trois mois, parfois moins.
Cent dix églises mormones sont disséminées sur le territoire français. Y sont célébrées la Sainte-Cène le dimanche, les baptêmes et d’autres activités liées à la communauté. Les paroisses sont regroupées en « pieux », l’équivalent des diocèses, dirigés par des évêques bénévoles, membres des communautés locales. « Ils ont des responsabilités semblables à celles des pasteurs ou des prêtres des autres Eglises », explique dans son livre Gordon Hinckley. « Ils préparent et dirigent les services de culte, bénissent les malades, veillent à ce que de l’aide soit apportée aux nécessiteux et dirigent les funérailles. » Un « lourd fardeau » pour des hommes qui exercent par ailleurs des professions diverses.
Le tempe au centre de la pratique religieuse
« C’est au temple que les fidèles doivent se marier pour que l’union et la famille soient valides dans l’Au-delà », note Charles Carter. Chaque jour, entre 50 et 100 personnes visitent la nouvelle construction au Chesnay, à une centaine de mètres du château de Versailles, dans la banlieue Ouest de Paris. Mis à part celui de Tahiti (où un habitant sur dix est membre de l’Eglise), il s’agit du premier temple sur le sol français.
Le mariage, ou « scellement », y est célébré conjointement à deux autres « ordonnances ». La « dotation », au cours de laquelle les fidèles se réengagent à vivre selon les préceptes du Christ, et l’intrigant « baptême pour les morts ». Ce sacrement permet de baptiser a posteriori les ancêtres défunts afin de leur offrir une place auprès de Dieu s’ils le souhaitent. On baptise aussi les non mormons, ce qui suscite de grandes controverses.
Renald Bertrand a accompagné ses deux aînés à leur baptême pour les morts. Un des sacrements spécifiques pour lequel ils sont venus de Rouen. « Avoir un temple en France nous permet d’économiser du temps et de l’argent. On allait une fois par an à Berne. Désormais, notre objectif est de venir ici une fois par trimestre », s’enthousiasme le père de six enfants. Si la zone euro avait facilité leurs périples, restait la barrière de la langue. « Même si les ordonnances étaient identiques, la communication se révélait parfois difficile. Là, tout est en français. Cela nous donne l’impression de participer plus intensément. »
Dans la salle des visiteurs et les jardins, ouverts aux touristes et riverains, les cultures se mêlent. Darren Anderson est venu de l’Utah avec ses enfants. Membre de l’Eglise depuis sa naissance, il profite de son premier voyage en Europe pour visiter le Temple de Paris. « Où que l’on aille dans le monde, on rencontre dans les temples des personnes qui ont les mêmes croyances que nous, avec lesquelles se crée un lien immédiat. Ces lieux sont magnifiques, calmes et apaisants. » Mais depuis la consécration, seuls les membres de l’Église munis d’une recommandation peuvent entrer.
« Il ne s’agit pas d’une opposition entre mormons et non mormons, mais entre pratiquants et non pra- tiquants », souligne Dominique Calmels. « Notre temple est un lieu sacré, que l’on veut protéger. » Pour attester de leur assiduité, les fidèles mormons doivent accepter un entretien individuel avec l’évêque de leur paroisse afin d’obtenir un laissez-passer valable deux ans.
Un « hôtel cinq étoiles à l’américaine »
Lorsque l’Eglise mormone a demandé l’autorisation de construire à la mairie du Chesnay, ce projet d’ »hôtel cinq étoiles à l’américaine », avec ses fleurs synthétiques et son goût affirmé pour le grandiose kitsch, a fait sourire : revêtement de calcaire, style Art nouveau, des colonnes ouvragées… Les vitraux fleuris s’inspirent de Claude Monet tandis que les jardins immaculés et leurs fontaines circulaires offrent un tableau coloré aux flâneurs. « Maintenant que les travaux sont terminés, les riverains sont plutôt satisfaits de ce qui a été construit », admet Philippe Brillault, maire du Chesnay. S’il aurait préféré voir en ce lieu le siège social d’une grande entreprise, il en espère tout de même quelques retombées économiques bénéfiques pour les commerces alentour.
La proximité du château de Versailles implique des aménagements spécifiques : pas de statue de l’Ange Moroni, trônant en haut d’une flèche, comme le voudrait la coutume. A sa place, un immense Jésus orne les jardins. Charles Carter n’observe pas « de spécificité architecturale dans les temples, sinon la recherche permanente de la beauté, du symbolisme, de la lumière et de l’élévation propice à la méditation ». La salle céleste, épicentre du sacré, est visitée en silence durant les portes ouvertes.
Le projet de construction avait été lancé le 4 juin 1998, en présence du président américain du culte, Gordon Hinckley. Après des échecs successifs à Saint-Cloud et Villepreux, les responsables religieux élisent le terrain du Chesnay. « Le maire n’était pas enthousiaste lorsqu’on lui a présenté le projet, mais il s’agissait d’une transaction privée pour laquelle la mairie n’avait pas les moyens de s’opposer, sauf à racheter l’endroit », rappelle Dominique Calmels.
La difficulté de devenir propriétaire et les réticences des citoyens ont ralenti cette ambition. « Lorsque l’Eglise mormone se porte acquéreur d’une propriété, c’est le branle-bas de combat, non pas de l’Etat ou de ses représentants, mais de certains Français, pour tenter d’empêcher la construction », poursuit
Charles Carter. « Aujourd’hui, chacun au Chesnay reconnaît que c’est une belle réalisation, et les craintes des voisins d’une éventuelle perte de valeur de leur bien ne sont plus d’actualité. »
« Les mormons ont bien géré leur affaire », admet la directrice de la communication à la mairie. « Pendant le chantier, ils ont percé la palissade pour que les voisins puissent suivre les travaux. Ils ont également créé un numéro vert à appeler en cas de difficulté. Cet accompagnement a favorisé le bon déroulement des travaux. » Les recours de l’opposition locale et de certains riverains ont été rejetés les uns après les autres par le tribunal de Versailles.
Le temple aura coûté près de 80 millions d’euros, d’après les estimations de la ville, et a été entièrement financé par Salt Lake City. Autosuffisante financièrement, l’Eglise mormone centralise au niveau international les dons et la dîme, l’impôt équivalent à 10 % du revenu des membres qui s’y soumettent. Ces revenus permettent à l’Eglise de s’offrir des lieux de culte monumentaux et d’entretenir ceux existant. Prochaine réalisation en vue, un immense temple à Rome qui ouvrira d’ici deux an. Pour les Mormons, l’Europe est une terre de mission.
¹ What of the Mormons?, Gordon B. Hinckley, 1947.
Article publié dans le numéro de septembre 2017 de France-Amérique.[:]