Soft Power

Quand Hollywood sert les intérêts français

D’Emily in ParisLupin, les superproductions américaines présentent une image toujours plus léchée et édulcorée de la France. Tourisme, immobilier et savoir-faire sont autant de secteurs français qui profitent du public mondial de ces séries. Sans oublier la promotion d’un certain way of life qui donne un coup de jeune au soft power national. Mais de Paris à la Normandie, ce marketing gratuit à la sauce Hollywood ne fait pas que des heureux.
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© Pierre-Paul Pariseau

« Les gens disent, ‘Ce n’est pas vraiment Paris.’ Mais Darren [Star, le créateur d’Emily in Paris] n’a pas inventé la tour Eiffel, l’Opéra de Paris, le Marais… » En tournée promotionnelle pour Netflix, Bruno Gouery, qui interprète Luc, le collègue très franchouillard d’Emily, n’en finit plus de défendre l’image de la capitale renvoyée par la série américaine. Depuis deux ans, les Parisiens s’amusent ou s’offusquent du Paris Woody Allen-esque dans lequel vit Emily. Tout y est beau, propre, sûr, calme et branché. Un Paris sous filtre Instagram. Les cinéphiles se souviendront qu’en 2001, les mêmes critiques avaient été entendues sur le Paris d’Amélie Poulain : trop carte postale, passéiste, voire même pétainiste pour certains. Paris fantasmé, mais aussi convoité. Car Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain avait fait bien plus pour l’image de la capitale que n’importe quel maire. Le film avait invité au voyage des millions de touristes du monde entier, avides de découvrir les ruelles pavées de Montmartre, le canal Saint-Martin et les bistrots au look rétro.

Même effet cinq ans plus tard avec The Da Vinci Code. Le blockbuster américain avait d’ailleurs Eurostar pour partenaire commercial. L’entreprise ferroviaire avait surfé sur un tournage entre Paris et Londres pour inviter Anglais et Français à traverser la Manche à moindre coût et découvrir le patrimoine mis en avant par le film de Ron Howard. A l’inverse, le cinéma d’auteur français, celui principalement distribué aux Etats-Unis, montre une France souvent plus complexe, plus sombre, moins immaculée, tout simplement plus réaliste. Netflix propose les deux. D’un côté, des productions au petit budget sans trop de marketing comme Divines ou Drôle, destinées essentiellement à un public francophone et qui dépeignent la France telle qu’elle est. De l’autre, des superproductions représentant une France telle que les touristes la rêvent, avec une efficacité redoutable.

Netflix, promoteur du savoir-faire français

Lupin, Emily in Paris, et bientôt Transatlantique et Franklin (voir encadré à la fin) – les séries américaines (ou franco-américaines) tournées dans l’Hexagone se multiplient. Les deux premières ont eu un impact direct sur le tourisme et l’industrie française du luxe. Toutes les marques veulent désormais placer leurs produits dans ces séries vues par des millions de personnes à travers le monde. Certaines paient des dizaines de milliers de dollars pour apparaître à l’écran, d’autres ont la chance de se trouver au bon endroit au bon moment. Réputé dans les années 1960 pour ses tenues en vinyle, Courrèges a fait un comeback spectaculaire grâce à Netflix. Il n’aura fallu que quelques secondes d’Emily déambulant dans les rues du Quartier latin, une veste du label sur le dos, pour que les recherches associées à Courrèges explosent : +194 % sur la plateforme de vêtements de haute couture Lyst dans les semaines qui ont suivi la diffusion de la saison 3. Même impact pour la maison Carel, à son apogée dans les années 1960 elle aussi, qui s’est fait connaître des plus jeunes grâce au sac Scoubidou arboré par Emily. Un article dont les ventes ont triplé dans les semaines suivant la diffusion de la saison 2, de l’aveu même de la présidente de la marque. Les recherches sur Google autour de Carel ont dans le même temps connu une croissance de près de 200 %.

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© Pierre-Paul Pariseau

Chopard, AMI, Chanel – on ne compte plus les marques françaises qui profitent de l’audience que leur apporte Netflix. Là où Emily in Paris met en avant le savoir-faire français dans la mode, la série Lupin a donné un coup de jeunesse à la littérature française. Hachette Romans, éditeur des aventures du gentleman cambrioleur, a tout de suite senti le potentiel de la série et est devenu partenaire exclusif de la plateforme américaine. Une nouvelle édition du premier tome est sortie en janvier 2021 – au moment de la diffusion de la saison1 – et a connu un tel succès qu’une réimpression de 10 000 exemplaires a suivi une semaine seulement après la sortie des premiers épisodes.

La course au Paris haussmannien

Les Parisiens seront sans doute moins heureux d’apprendre que Lupin et Emily in Paris ont aussi apporté encore un peu plus de demande dans un marché immobilier déjà saturé. Contactée par France-Amérique, l’agence My French House, spécialisée dans l’immobilier en France à destination de clients anglo-saxons, confirme une corrélation entre les séries de Netflix et la croissance de sa clientèle. Le nombre de visites sur le site de l’agence venant des Etats-Unis a augmenté de plus de 60 % depuis la diffusion de la saison 3 d’Emily in Paris. Des Américains motivés par la force du dollar par rapport à l’euro et par le prix du Quartier latin, si cher à Emily : environ 15 200 dollars le mètre carré, une affaire comparé aux plus de 20 000 dollars à SoHo ou à Tribeca !

« La plus forte croissance vient de clients new-yorkais, +40 % depuis la diffusion de la série », note Joanna Leggett, directrice marketing de Leggett Immobilier, une autre agence qui s’adresse à la clientèle américaine. « Nous avons constaté une importante hausse du nombre d’Américains intéressés par un complexe d’appartements avec vue sur la tour Eiffel », précise-t-elle. Pour Sonya Severac, qui gère l’agence Leggett de Paris, « le style typique des immeubles haussmanniens du XIXe siècle, avec leur façade en pierre et leurs détails en fer forgé, distingue Paris des autres capitales mondiales ».

Un tourisme exacerbé

Côté tourisme, ce sont tous les lieux de tournage qui sont pris d’assaut. N’importe quel café où Emily a dégusté un croissant voit sa clientèle gonfler. Les Deux Compères, la brasserie du 5e arrondissement où travaille Gabriel, le crush d’Emily, est en réalité un restaurant italien : Terra Nera. L’établissement a vu son chiffre d’affaires augmenter de 10 % depuis la première saison. C’est désormais tout le Quartier latin – déjà très touristique – qui jouit d’une nouvelle notoriété grâce à la série américaine. Un engouement qui n’est pas au goût de tous les commerçants et notamment de ceux de la place de l’Estrapade, où ont été tournées de nombreuses scènes. Certains ont cependant mis de l’eau dans leur vin et appris à embrasser la nouvelle clientèle que leur apporte la série. Après la diffusion de la première saison, les employés de la Boulangerie Moderne, excédés par les selfies des touristes, n’avaient pas hésité à partager leur ras-le-bol dans les médias français. Trois ans plus tard, le gérant se félicite de son chiffre d’affaires, sans en dire plus. Signe des temps qui changent, il a renommé « Emily » son pain au chocolat, vendu 2,80 euros…

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© Pierre-Paul Pariseau

L’afflux de touristes n’est pas réservé à la seule capitale. Lorsqu’Emily passe quelques jours à Saint-Tropez ou à Villefranche-sur-Mer, des stations de la côte méditerranéenne pourtant très réputées, les demandes explosent sur le site de locations Hotels.com : +80 % entre 2019 et 2021 pour la première, +30 % immédiatement après la diffusion de la saison 2 pour la seconde. A quelques centaines de kilomètres au nord-ouest de Paris, le style clinquant des séries de Netflix fait aussi des miracles. Etretat, bien connu des Français pour ses falaises qui ont inspiré Courbet et Monet, est désormais assommé de touristes qui ont découvert le lieu avec Omar Sy et Lupin. La localité normande a toujours exploité son histoire commune avec Maurice Leblanc, auteur des romans d’Arsène Lupin. La maison où vécut l’écrivain, le Clos Lupin, est d’ailleurs devenue en 1999 un musée consacré au personnage. Mais sa fréquentation a été multipliée par dix, nous a-t-on confirmé, et c’est plus d’un million de visiteurs qui ont débarqué en 2021 dans ce village de 1 400 habitants.

Les Etretatais ont vu leur tranquillité bouleversée et la mairie a dû intervenir. Elle réfléchit à interdire l’entrée des voitures aux visiteurs pour lutter contre les bouchons et le stationnement sauvage, qui sont devenus monnaie courante. Autre conséquence bien connue des habitants de Florence et de Lisbonne, l’afflux des demandes de locations a poussé de riches investisseurs à acheter des logements dans l’unique but de les louer aux touristes. « Ce sont des familles qui s’en vont, c’est des écoles qui peuvent fermer », s’est inquiété le maire d’Etretat au micro de TF1. Il évoque désormais un « démarketing » nécessaire pour rendre sa quiétude d’avant Netflix à sa ville, qui craint d’ores et déjà la diffusion de la saison 3 cette année…

Paris s’ouvre à Hollywood

Le succès de Lupin, d’Emily in Paris, mais aussi de séries françaises diffusées à l’international comme Dix pour cent, en appelle d’autres. Les coproductions franco-américaines se multiplient, facilitées par le travail d’UniFrance, des Services culturels de l’ambassade de France aux Etats-Unis et de l’association French in Motion. En 2021, Paris a battu son record de tournages : 110 longs métrages et 64 séries. L’explication du nombre croissant de tournages se trouve dans la venue des plateformes de streaming. Elles y ont tourné des épisodes de séries américaines comme La Fabuleuse Madame Maisel (Amazon Prime Video) et Dynastie (Netflix), ainsi que des productions en langue française destinées à un public international, comme Irma Vep (HBO), Liaison (Apple TV+), Totems (Amazon Prime Video), Oussekine (Disney+) et Lupin (Netflix). Même les blockbusters hollywoodiens n’hésitent plus à venir à Paris là où, par le passé, la Grande-Bretagne et l’Europe de l’Est attiraient les producteurs avec leurs studios ultra-modernes et leurs programmes de dégrèvement d’impôts, moyennant quelques images mettant en avant les paysages du pays.

Emily, influenceuse politique...

Emily in Paris, parmi d’autres productions américaines, perpétue l’image d’une France heureuse, où l’on mange bien, où l’on flâne et profite de la vie, où tout est luxe, calme et volupté. Elle met aussi en avant le patrimoine immobilier de Paris et efface tout signe de modernité. Une « fable ni désirable ni même viable », ont estimé les élus écologistes parisiens dans un éditorial publié récemment dans Libération. Pour l’adjoint à la mairie chargé des transports et des mobilités, David Belliard, l’immobilisme urbain promu par la série est évidemment beau à voir, mais ne doit pas être érigé en exemple car il nie les contraintes écologiques actuelles. « Pour qu’on ne bascule pas du rêve d’Emily au cauchemar d’un film apocalyptique, il faut inventer d’autres formes d’esthétique urbaine, en faisant évoluer notre perception du patrimoine », explique-t-il. « Je prends l’exemple des toits gris de la capitale. Ils sont inadaptés aux dérèglements climatiques, car leur [pouvoir réfléchissant] est bien trop faible et les gens qui vivent en dessous étouffent en pleine chaleur. Alors on fait quoi ? On laisse les jolis toits du Paris de maintenant – celui d’Emily – ou on invente de nouvelles choses, quitte à ne plus avoir de toits gris ? »

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© Pierre-Paul Pariseau

L’image de Paris renvoyée par la série de Netflix a été largement instrumentalisée par les opposants à la mairie, jugeant que la réalité de carte postale était bien loin du compte. « Ils auraient pu laisser quelques poubelles, je ne reconnais pas la ville », s’était indignée dans Le Parisien la journaliste américaine Lindsey Tramuta, installée dans la capitale depuis 2006. Pour sa part, David Belliard n’est pas en guerre contre la série : « Je suis heureux de voir que cette ville que j’aime soit le décor de nombreux films qui participent à notre rayonnement. Le débat, c’est à quoi vont ressembler les prochaines saisons d’Emily in Paris ? » L’office du tourisme capitalise d’ailleurs sur la série et a dédié une page à la visite de la ville sur les traces de la jeune Américaine.

... et diplomate culturelle de la France

Ne pas prendre de haut la série, c’est aussi l’avis de Philippe Lane, auteur du livre French Scientific and Cultural Diplomacy : « Il faut avoir un regard décomplexé sur notre diplomatie culturelle, pas une approche élitiste qui aura un effet négatif sur notre influence. » Lui qui a occupé différentes fonctions dans le réseau culturel français en Australie, au Royaume-Uni et en Jordanie se félicite de ce que disent de la France des séries comme Emily in Paris et Lupin. « Cette culture de masse souvent décriée par les milieux autorisés, il ne faut pas la négliger et la stigmatiser par souci d’intellectualisme, mais au contraire s’en servir pour ouvrir davantage notre offre culturelle. Nous ne pouvons pas nous lamenter d’une perte de notre influence et ne pas voir que ces séries permettent de toucher un public jeune. »

« La diplomatie culturelle », ajoute Philippe Lane, « c’est maintenir le dialogue avec des pays, là où la politique ne le permet pas ». Et la France, petit pays par sa superficie, sa population et ses ressources en matières premières, doit beaucoup sa place dans le monde à son soft power. « Ce sera de plus en plus vrai, surtout en période de crises politiques. L’avantage que nous avons, c’est notre incroyable réseau culturel et scientifique, avec nos Instituts Français et nos Alliances Françaises partout dans le monde. » Mais selon le professeur émérite à l’université de Rouen Normandie, la France gagnerait à présenter une offre culturelle plus positive, sans pincettes ni excuses, à l’image des séries de Netflix, là où le cinéma français a comme marque de fabrique de montrer une vision plus négative, plus complexe et plus élitiste du pays. « C’est aussi ce qui nous fait aimer le cinéma français, bien sûr. Mais il faut savoir en sortir. Le regard extérieur, comme celui, positif, qu’apporte Emily in Paris, est en train de rebattre les cartes de notre diplomatie culturelle. Tout ce qui dans la série est mode, lieux chics, luxe, amour, cuisine – ça aurait été considéré comme les stéréotypes les plus éculés il y a quelques années. Or, je constate dans les réseaux culturels que ce regard est de plus en plus écouté. C’est une autre vision qui nous permet de ne pas rester emprisonnés dans notre approche traditionnelle, minorée de la culture française. »

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© Pierre-Paul Pariseau

A ce titre, Philippe Lane estime que le concept de résidences artistiques déployé dans le monde, et notamment aux Etats-Unis, par le ministère des Affaires étrangères va dans le bon sens. « Il y a vingt ou trente ans, la France était convaincue d’avoir les meilleurs artistes et s’en contentait. Mais le monde a changé. Nous avons compris qu’il fallait faire naître des projets qui touchent un public plus large et qui naissent dans la réalité du pays où nous sommes. » Une leçon qui continue de faire son petit bonhomme de chemin en France grâce à Netflix, qui a déjà renouvelé Emily in Paris pour une quatrième saison. La jeune Américaine continuera donc d’assurer la promotion des terroirs français. Certains historiens estiment que le Roi-Soleil fut le premier à comprendre la notion de soft power, de par son envie de faire rayonner la culture française et de partager sa sophistication avec le monde. Emily pourrait bien être sa digne héritière !

Bientôt sur vos écrans

Transatlantique
Annoncée le 7 avril, cette mini-série inspirée du roman The Flight Portfolio (2019) de Julie Orringer et tournée à Marseille suivra l’épopée du Comité de sauvetage d’urgence pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce réseau américain, mené par le journaliste Varian Fry et l’héritière Mary Jayne Gold, a permis à quelque 2 000 intellectuels de quitter clandestinement la France et les persécutions nazies. Parmi eux, la politologue et philosophe allemande Hannah Arendt, le chef de file du mouvement surréaliste André Breton et le peintre russe Marc Chagal. Les acteurs Gillian Jacobs (Community, Love) et Cory Michael Smith (Gotham) tiendront les rôles principaux.

Franklin
Adaptée du livre A Great Improvisation: Franklin, France, and the Birth of America (2005) de l’historienne Stacy Schiff, cette mini-série historique reviendra sur le séjour de Benjamin Franklin en France de 1776 à 1785. L’acteur Michael Douglas se glissera dans la peau du célèbre diplomate américain qui a convaincu Louis XVI de soutenir l’indépendance des treize colonies anglaises qui deviendront… les Etats-Unis ! Tournée entre Paris et Versailles et prévue pour 2023, la série est portée par le scénariste Kirk Ellis (John Adams) et le réalisateur Tim Van Patten (Boardwalk Empire, Les Sopranos). Elle réunira à l’écran les acteurs français Ludivine Sagnier et Thibault de Montalembert (Dix pour cent, A l’Ouest, rien de nouveau).


Article publié dans le numéro de mars 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.