Albertine Diaries

« Transformer nos divisions en traits d’union » à San Diego

Chaque mois, France-Amérique donne la parole aux pensionnaires de la Villa Albertine, l'institution culturelle du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, qui propose un programme annuel de 60 résidences artistiques et culturelles aux Etats-Unis. Ce mois-ci, Chloé Jarry (productrice d’expériences immersives), Aude-Emilie Judaïque (documentariste à France Culture) et Anne-Laure Amilhat-Szary (géographe politique), accueillies à San Francisco. Ensemble, elles explorent les frontières internationales avec l’ambition de « transformer nos divisions en traits d’union ».
Chicano Park, à San Diego. © Peter H. Gonzales

Dimanche 6 April 2022. Nous quittons San Francisco et mettons le cap au sud. En longeant la côte Pacifique pour rejoindre San Diego et la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, nous égrenons comme un chapelet le nom des villes traversées : San Mateo, San José, San Miguel, San Luis Obispo… Ces saints nous rappellent qu’ici, la conquête de l’Ouest a d’abord été espagnole avant d’être américaine. Au XVIe siècle, colons et missionnaires ibériques s’implantèrent sur ces terres, jusque-là peuplées de tribus amérindiennes. Evangélisées puis colonisées, décimées par les maladies et le travail forcé, les populations autochtones se mélangèrent finalement aux derniers arrivants pour former un peuple nouveau, métissé, et créer un pays neuf, le Mexique.

La géographie californienne garde encore la trace de cette histoire hispanique. Avec la ruée vers l’or, les tensions montèrent avec les Etats-Unis. En 1848, suite à la guerre américano-mexicaine, le Mexique perdit la moitié de son territoire et vit sa frontière repoussée vers le sud. La Californie devint ainsi américaine et ses habitants, les Chicanos, se retrouvèrent « américains malgré eux». Aujourd’hui encore, ils s’attachent à rappeler que « ce ne sont pas eux qui ont traversé la frontière, mais que c’est la frontière qui les a traversés».

Relégués dans des barrios et des colonias situées en périphérie des villes, ils subissent depuis des décennies une politique de discrimination sociale et de ségrégation urbaine. Pris en sandwich entre deux pays, deux cultures et deux langues, ces Mexicains-Américains sont un peuple de l’entre-deux, à l’identité hybride. Mais peu à peu, la résistance s’est organisée dans la communauté avec le Chicano Movement : un élan de revendication et de fierté visible à San Francisco sur les murs du Mission District, où fleurissent des fresques inspirées de la tradition muraliste mexicaine au message ouvertement politique.

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Les trois autrices à San Diego avec le muraliste et activiste chicano Victor Ochoa (au premier plan). © Peter H. Gonzales

A San Diego, Chicano Park est lui aussi emblématique de la lutte pour la reconnaissance de la culture latino-américaine. Avec ses gigantesques œuvres peintes à même les piles du pont de l’autoroute, le parc est un véritable musée à ciel ouvert, un trait d’union symbolique entre San Diego et Tijuana, entre Etats-Unis et Mexique. Les artistes qui y œuvrent dénoncent les politiques migratoires en grands aplats de couleurs et pleurent les morts à la frontière en érigeant des autels. Leur mot d’ordre : La cultura cura la locura – la culture soigne la folie !

Nous partageons cette conviction. Et développons ensemble plusieurs projets sur les frontières internationales et le border art : une exposition interactive, une expérience en réalité virtuelle, une série documentaire et des podcasts. Tous ont pour vocation d’investir les frontières, artistiquement et politiquement, pour en dépasser l’actualité mortifère.

 

Article publié dans le numéro de mai 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.