Lors de sa première visite diplomatique en France en novembre 2021, Kamala Harris a rencontré Emmanuel Macron à l’Elysée et fait les déclarations habituelles sur l’amitié transatlantique. Ses cinq jours à Paris se sont déroulés sans gaffe majeure, mais le site conservateur Washington Free Beacon a malgré tout déniché un « scoop » : la vice-présidente américaine a acheté pendant son voyage une casserole française à 375 dollars. L’enquête « exclusive » relate sa visite chez E. Dehillerin, une boutique parisienne fondée en 1820, où elle a acheté 516 euros en matériel de cuisine, dont un plat de service et une poêle en cuivre.
« La virée shopping de la vice-présidente arrive au moment où les Américains souffrent de la pire inflation en trois décennies », s’indignait le journaliste. Ce genre de remarque est un classique de la droite américaine, qui adore accuser les démocrates d’être élitistes et méprisants envers les petites gens. C’est particulièrement le cas depuis le virage populiste des Etats-Unis. Dans ce contexte, toute association avec la France, présentée comme le symbole du raffinement snob, est utilisée pour renforcer l’idée que la gauche est étrangère aux préoccupations des « vrais » Américains, ceux qui achètent leurs casseroles chez Walmart plutôt que dans le premier arrondissement de Paris.
Un an avant Kamala Harris, c’était Nancy Pelosi qui était critiquée pour ses goûts de luxe et comparée à Marie-Antoinette, incarnation de la cruelle indifférence des riches. En avril 2020, la cheffe des démocrates à la Chambre des représentants avait donné une interview télévisée dans sa cuisine, devant deux frigos estimés à 10 000 dollars chacun. Sautant sur l’occasion, l’ancien speaker républicain de la Chambre, Newt Gingrich, s’était fendu d’un éditorial intitulé « Comme Marie-Antoinette, la princesse Pelosi savoure le luxe et ignore les besoins du peuple désespéré ». En pleine pandémie, elle était tenue responsable des difficultés économiques des petites et moyennes entreprises du pays.
Le Coca-Cola face au bordeaux
Ce n’est pas la richesse en elle-même que la droite américaine renie, mais une certaine culture. Le faste tape-à-l’œil de Mar-a-Lago et de la Trump Tower est encouragé, mais les goûts supposés raffinés des démocrates sont vus d’un mauvais œil, un faux pas politique. Les conservateurs admirent le luxe et l’opulence à l’américaine, incarnée par Donald Trump, un milliardaire qui aime les steaks bien cuits, le Coca-Cola Light et le golf, mais ne supportent pas les coastal elites, les bobos francophiles de New York ou de San Francisco. Dans cette guerre des marqueurs culturels, le moindre symbole francisant, associé de près ou de loin à la langue de Molière ou la culture de Louis XIV, est une nouvelle arme dans l’arsenal
du camp conservateur.
Cette stratégie n’est pas nouvelle. Déjà en 2009, des journalistes de Fox News avaient été scandalisés que le président Barack Obama commande un hamburger avec de la moutarde de Dijon. La présentatrice Laura Ingraham avait demandé, outrée : « Quel genre de personne commande un cheeseburger avec non pas du ketchup mais de la moutarde de Dijon ? » De son point de vue, c’était un signe que les démocrates sont complètement déconnectés de la vie des Américains moyens, qui préfèrent naturellement le ketchup à un condiment français. Dans son livre L’Audace d’espérer, Obama raconte que déjà en 1997, un de ses conseillers l’avait empêché de commander de la moutarde de Dijon en public, car être associé à ce produit français était un risque politique trop grand.
Evidemment, parler français et avoir de la famille en France est encore plus dangereux. C’est ainsi qu’en 2004, les républicains ont tenté de discréditer John Kerry en rappelant sans cesse qu’il est francophone et francophile. Un an après la décision française de ne pas intervenir en Irak, le contexte était particulièrement propice à la francophobie. Dans les médias de droite, le candidat démocrate à la présidentielle était surnommé « Monsieur Kerry », « Jean-François Kerry » ou encore « Jean Chéri ». L’évocation de la France suggérait à la fois un manque de patriotisme et un snobisme ridicule et efféminé.
Il arrive que ces accusations soient utilisées contre les républicains eux-mêmes. Mitt Romney en a fait les frais pendant les primaires républicaines de 2012, lorsque Newt Gingrich a fait diffuser une publicité montrant son rival en train de parler français, une vidéo intitulée « The French Connection ». La BBC résumait alors cette stratégie de communication, qui n’a pas changé depuis : « L’accent mis sur les compétences supposées de Romney en français est une tentative de le dépeindre comme une mauviette de gauche élitiste à l’européenne ». Quand on n’a pas de scandale sous la main, une mention de la France peut toujours faire l’affaire !
Article publié dans le numéro de février 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.