Lorsqu’il entre dans Paris, Ernest Taylor Pyle a 44 ans – presque le double de l’âge des soldats qu’il accompagne. Il est chauve et pèse moins de cinquante kilos, mais c’est un héros aux Etats-Unis. Originaire de Dana, dans l’Indiana, il raconte depuis 1940 les horreurs de la guerre, Londres sous les bombes, les combats pour l’Afrique du Nord, le débarquement allié en Sicile puis en Normandie, et décrit avec humour et empathie le quotidien de la troupe.
Il écrira quarante articles depuis le front et recevra le prestigieux prix Pulitzer avant d’être tué en 1945, pendant la bataille d’Okinawa dans le Pacifique. Avec l’aimable autorisation de la Scripps Howard Foundation et de l’Université de l’Indiana, dépositaires des archives d’Ernie Pyle, nous republions ici sa chronique sur la libération de Paris.
Libérer la Ville Lumière
PARIS, le 28 août 1944 – J’avais eu le sentiment que la guerre ne me procurerait plus jamais la moindre euphorie. C’était sans compter sur la Libération de Paris – et c’était sans compter sur le souvenir d’avoir pris part à ce jour historique.
Nous sommes à Paris – en ce premier jour – l’un des plus beaux jours de tous les temps. C’est ce que j’écris, comme le font d’autres correspondants rédigeant leur papier, sous le coup de l’émotion, une sorte de semi-délire palpable.
L’arrivée à Paris fut éprouvante. Nous avons attendu trois jours dans une ville située non loin de la capitale tandis que les rapports que nous recevions toutes les heures sur la situation à Paris changeaient sans cesse, contradictoires. Il semblait bien qu’avant la fin de la matinée, nous allions réussir à percer la défense allemande installée autour de Paris pour venir en aide aux courageuses Forces Françaises de l’Intérieur qui tenaient certains quartiers de la ville. L’après-midi, on aurait dit que l’ennemi se renforçait pour mettre en place un nouveau Stalingrad. Nous ne pouvions envisager la destruction de Paris, mais en même temps, cela paraissait désespérément inévitable.
Telle était la situation le matin où nous avons quitté Rambouillet, ayant décidé d’avancer prudemment vers la banlieue parisienne. Et soudain, alors que nous étions à une quinzaine de kilomètres de la capitale, des rumeurs ont commencé à circuler : la 2e Division blindée du général Leclerc était entrée dans la ville. Nous avons passé une demi-heure, à un croisement de routes, à plaider notre cause auprès d’un capitaine français qui nous barrait le chemin mais qui, finalement, nous fit signe de passer d’un geste de la main.
Pendant un quart d’heure nous avons roulé au milieu d’un paysage verdoyant, baigné d’un soleil magnifique. Des colonnes de fumée s’élevaient au loin devant nous. Puis nous sommes entrés dans la banlieue, et bientôt dans Paris intramuros, où le barnum géant de ce qui était à coup sûr la plus grande allégresse de masse de tous les temps nous attendait.
Les rues étaient bordées d’une foule qui rappelait celle des défilés du 4 juillet chez nous, à la différence qu’ici elle était quasi hystérique. Les rues de Paris sont très larges, et les trottoirs bien trop étroits pour contenir tout ce monde. Les femmes s’étaient mises sur leur 31, portant des chemisiers blancs ou rouges et des jupes paysannes aux couleurs vives, des fleurs dans les cheveux et de grandes boucles aux oreilles. Tout le monde lançait des fleurs et même des serpentins.
Tandis que notre jeep parvenait tant bien que mal à avancer, des milliers de personnes continuaient d’affluer, ne nous laissant qu’un étroit passage. Hommes, femmes et enfants, surexcités, nous agrippaient, embrassaient, serraient la main, nous prenaient par l’épaule, nous tapotaient dans le dos et criaient de joie à notre passage.
J’étais dans une jeep avec Henry Gorrell de United Press, le capitaine Carl Pergler de Washington D.C. et le caporal Alexander Belon, originaire d’Amherst dans le Massachusetts. A force d’être embrassés, nos visages étaient devenus tout rouges et je dois reconnaître que ce ne fut pas désagréable, loin de là.
Noyée dans cette marée humaine, notre jeep fut contrainte de s’arrêter, nous avons alors été submergés, étreints, enlacés et inondés de larmes. Toutes, même les plus jolies filles, insistaient pour nous embrasser sur les deux joues. Je ne sais pas trop comment, mais je me suis mis à embrasser des bébés que leurs parents nous tendaient et l’espace d’un instant, je me suis vu tel un politicien en campagne. Pas rasé depuis plusieurs jours, une barbe grisonnante et un crâne chauve, cela ne faisait aucune différence. Arrivés à un stop, un Français nous avertit que des snipers tiraient, nous avons alors remis nos casques.
Les gens étaient bien habillés et semblaient en bonne santé. Les rues étaient bordées d’arbres et d’immeubles modernes. Toutes les boutiques étaient fermées. Avec cette myriade de bicyclettes au milieu des chars et des jeeps noyés dans cette marée humaine, les accidents n’allaient pas manquer aujourd’hui.
Nous sommes entrés dans Paris par la rue Aristide Briand et la rue d’Orléans. Légèrement inquiets, nous avons quand même décidé de poursuivre notre route tant que la foule serait présente. Mais nous avons fini par être bloqués par la masse de gens, et c’est alors que par-dessus le vacarme, nous avons entendu une série d’explosions assez proches – les Allemands tentaient de faire sauter les ponts enjambant la Seine. Puis, ce fut le bruit caractéristique des mitrailleuses au loin, et ce bon vieux sifflement propre aux champs de bataille et qui annonce les obus fusant au-dessus de nos têtes. Certains vétérans, dont j’étais, ont rapidement rentré la tête dans les épaules, tandis que les Parisiens se contentaient de rire en poursuivant leur chemin.
Nous avons alors vu une grande femme élancée et joyeuse, dans une robe marron clair courir vers notre jeep. Elle s’exprima dans un anglais à l’accent américain irréprochable. Helen Cardon, qui vivait à Paris depuis vingt et un ans, n’était pas retournée chez elle en Amérique depuis 1935. Elle nous apprit que son mari, officier au quartier général de l’armée française, venait de rentrer après avoir été pendant deux ans et demi prisonnier des Allemands. Il était à ses côtés, en civil.
Madame Cardon a une sœur à New York, Madame George Swikart. Je profite de l’occasion pour rassurer les membres de sa famille restés en Amérique : elle se porte comme un charme. Parenthèse : ses deux enfants, Edgar et Peter, sont les deux seuls petits Américains, dit-elle, a avoir passé toute la guerre à Paris.
Quand nous étions entrés dans la capitale par le sud, les Allemands se battaient encore le long de la Seine, mais ils étaient déjà vaincus. Toute une division blindée française avait investi la ville, suivie d’un flot ininterrompu de troupes américaines.
Une heure après avoir franchi les limites de la capitale, nous étions proches du Sénat, où se terraient des Allemands qui continuaient de tirer. Nous avons pris une chambre d’hôtel non loin de là et décidé d’écrire pendant que d’autres se battaient. A l’heure où vous lirez ces lignes, je suis certain que Paris sera à nouveau libre, et que je promènerai mon crâne chauve dans toute la ville pour qu’il soit embrassé. Entre tous, c’est le jour de liesse nationale le plus mémorable auquel j’ai eu la chance d’assister.