Beyond the Sea

Aimée Crocker, reine de la bohème transatlantique

Durant un demi-siècle, son nom a représenté aux yeux de la société policée et patriarcale de son époque tout ce que la bienséance pouvait condamner. Globetrotteuse impénitente, croqueuse d’hommes et esprit libre, Aimée Crocker aura survécu à quatre mariages, un veuvage, de multiples procès et tentatives de chantage, à peu près autant d’accidents sur les cinq continents et aura fait de l’Amérique, son pays natal, et de la France, où elle vécut près de 27 années, ses terrains de jeu.
[button_code]
Aimée Crocker dans sa troisième robe de mariée, en 1901. © AimeeCrocker.com

Amy Isabella a vu le jour en 1864 au sein de la famille Crocker de San Francisco. Autant dire qu’elle est née, selon ses propres mots, « avec une cuillère en or dans la bouche ». Son père, le juge Edwin B. Crocker, s’est investi dans la construction de la première ligne de chemin de fer transcontinental des Etats-Unis. Les parts qu’il détient dans la Central Pacific sont bientôt converties en un formidable trésor, dont Amy héritera en grande partie. Comme toutes les jeunes filles bien nées, elle est envoyée en Europe pour parfaire son éducation. A vrai dire, il s’agit davantage de corriger sa nature fantasque que de mettre la dernière touche à de supposées bonnes manières. Son argot est en effet aussi riche que sa curiosité pour les plaisirs de la chair.

Las, son séjour sur le Vieux Continent ne calme pas ses ardeurs. A son retour en Californie, Amy est plus indocile que jamais. Pour preuve : quelques jours après l’anniversaire de ses 18 ans, elle fugue avec un galant et revient des champs avec la bague au doigt. Elle explique à sa mère que deux prétendants se sont disputés sa main et que, ne sachant lequel choisir, elle les a invités à s’affronter au poker avant d’épouser le vainqueur. Par chance, le marié a pour nom Richard Porter Ashe et appartient à une bonne famille. Mais, rapidement, Ashe se demande s’il est vraiment gagnant. La vie auprès d’Amy s’apparente à un rodéo et le jeune marié, en homme de son temps, n’est pas disposé à se laisser dicter sa conduite par sa femme, fût-elle riche de 10 millions de dollars (plus de 300 millions aujourd’hui).

Malgré la naissance d’une fille, en 1885, leur relation se détériore et les esclandres se multiplient. Commence alors la longue série de procès qui émaillera le parcours de notre héroïne… Un jour qu’elle a quitté la ville, son époux – qu’elle menace d’un divorce – kidnappe leur enfant. Amy va se battre bec et ongles, non seulement pour recouvrer sa liberté, mais aussi pour obtenir la garde de la petite Alma. Malheureusement, la réputation de Mrs. Ashe n’est pas la meilleure et la justice confie l’enfant à son père. Amy n’a d’autre choix que d’ouvrir son portefeuille. Une réaction qui deviendra bientôt sa marque de fabrique : « Aimée Crocker paie toujours. »

Aimée Crocker exhibe ses tatouages, souvenirs d’un périple dans le Pacifique à l’âge de 22 ans. © Jacob Schloss/Crocker Art Museum
La demeure de San Francisco où Aimée Crocker vécut avec Richard Porter Ashe, son premier mari. © AimeeCrocker.com

Autre coup de poker

Pour oublier ses déboires, la jeune femme, qui n’a pas 23 ans, part à la conquête du Pacifique. Elle échappe vingt fois à la mort, renonce à un avantageux mariage avec le roi des îles Hawaï, et rentre au bercail couverte de tatouages et ivre de liberté. Que diable allait-elle faire dans un nouveau mariage ? Puisque celui qui avait gagné sa main au poker n’était manifestement pas le bon, Amy décide d’épouser le perdant de cette partie de cartes historique. Nous sommes en 1889 et l’heureux élu, un clubman désargenté, se nomme Henry Mansfield Gillig. Pour commencer, le couple embarque pour un petit tour de l’Europe qui va durer dix mois. Sa fille ? Oh ! Elle est bien mieux avec sa grand-mère. Mais très vite, Amy s’ennuie.

Pour se sentir vivre, il lui faut de l’aventure, quand ce ne sont pas des aventures… Pour tromper l’ennui des longues journées aux côtés de son mari, Amy adopte deux enfants, Reginald et Yvonne, et puis des chiens ! Elle fait ainsi figure de pionnière en introduisant sur le sol américain les premiers bouledogues français, dont elle a la passion. Moins de 18 mois après son mariage, les journaux se régalent de l’annonce du divorce d’avec Gillig. Et là encore, pour plier son mari à sa volonté, Amy Crocker est obligée de payer. Un peu plus, un peu moins… Six mois plus tard, celle qui, à la rubrique « profession » de son passeport, écrit « capitaliste », a déjà tout oublié de ses coûteuses déveines.

Le 1er mai 1901, elle convole en justes noces avec Jackson Gouraud, un musicien dilettante de dix ans son cadet. Peu importe qu’il ignore le solfège et qu’il vivote à New York. « Jack » a un atout de taille : il aime la vie ! Avec lui, elle écume les cafés, les endroits louches, assiste aux premières et continue d’explorer le globe : la Chine, le Japon, Java et Ceylan, l’actuel Sri Lanka. Et puisqu’un bonheur ne vient jamais seul, elle convainc sa fille Alma de suivre son exemple et d’épouser Powers Gouraud, le frère de Jack ! La presse s’y perd. Afin de garder la tête froide, Amy, devenue bouddhiste, pratique le yoga et la méditation. Pour le reste, place à la joie ! Quand ils n’organisent pas quelque fête déjantée dans leur résidence de Manhattan au 46 de la 56e Rue Ouest, les Gouraud se livrent à des danses « indécentes » à Paris et Londres, à la plus grande stupéfaction de leurs contemporains.

Quelque 150 invités participant à la Soirée de la danse excentrique d’Aimée Crocker à New York, vers 1911. © Daniel and Lionel Milano Collection
Aimée Crocker avec un de ses nombreux bouledogues français, vers 1915. © Library of Congress

Amy à Paris

Mais le bonheur est fragile. Le 21 février 1910, Jackson Gouraud décède subitement. Pour trouver un peu d’apaisement, Amy fuit New York – qu’elle juge profondément ennuyeux – et s’installe à Paris. Evidemment, ses tenues indiennes, son boa constrictor, les cent Bouddhas qui peuplent son appartement du Trocadéro et son personnel exclusivement japonais intriguent un peu, mais la France est moins prompte à condamner cette femme libre. Et les artistes, tels Rodin ou Matisse, se montrent sensibles à sa personnalité comme à sa générosité… Enfin, Paris n’est-elle pas la ville de l’amour ? Justement, le 11 juin 1914, celle qui se fait désormais appeler « Aimée », à la française, unit son destin à celui d’Alexander Miskinoff, un Géorgien plus jeune de 18 printemps et qui se prétend prince.

Ce nouvel hymen ne survivra pas à l’aube : le jeune homme, qui n’est ni beau ni noble, s’intéresse plus à Yvonne, la fille adoptive d’Aimée, qu’à son épouse de 50 ans (elle en avoue à peine 40). Notre héroïne a beau accepter de donner sa fille à son futur ex-mari, elle trouve un peu indigeste que Miskinoff, lors du divorce, lui réclame une rente à vie au prétexte que la petite Vera, apparue par magie en avril 1915 et qu’elle a présentée comme le fruit de leur amour, est en réalité une enfant adoptée… Un faux titre vaut bien une fausse grossesse. Cette fois-ci, Aimée ne paiera pas ! Pour continuer de regarder vers le futur, elle s’oublie dans les bras des autres, avec une prédilection de plus en plus nette pour les hommes titrés. Tout de même, elle attend neuf longues années avant de prendre le prince Mstislav Galitzine pour cinquième époux et presque deux ans encore pour divorcer de ce jouvenceau de 35 ans son cadet !

La presse internationale s’amuse des déboires de « Mme Crocker-Ashe-Gillig-Gouraud-Miskinoff ». On lui prête exagérément quinze mariages et encore plus d’amants ! Même les Parisiens commencent à lever le sourcil quand ils croisent dans la rue cette femme empâtée, au pas lourd, engoncée dans des tenues dignes de Broadway. A l’automne de sa vie, qui s’achève en 1941, à l’âge de 78 ans, Aimée répondait ainsi aux donneurs de leçon : « On m’a accusée de vivre de manière aventureuse… Mais si j’ai osé me mettre dans le pétrin simplement parce que le jeu était amusant, est-ce que cela fait de moi une dévergondée ? Si je pouvais, j’adorerais revivre la très longue vie qui a été la mienne ! »


Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.