On aurait pu la rencontrer à Paris, le port d’attache où elle passe trois mois chaque été et où elle a un pied-à-terre. Mais c’est depuis le Connecticut, où elle enseigne, qu’Alice Kaplan retrace la genèse de Maison Atlas, son premier roman, qui paraît ce mois-ci dans une toute nouvelle maison d’édition installée à Marseille, Le bruit du monde. « C’est un roman qui est vraiment chez lui en France et en français car tout le cadre est francophone », explique-t-elle. « Pour le moment, il n’a pas de chez soi aux Etats-Unis. » Tout a commencé avec Albert Camus, dont elle a suivi les traces à Alger pour écrire l’essai En quête de ‘L’Étranger’ (2016) : « C’est le premier roman que j’ai lu en français, à l’âge de douze ans, mais je me suis rendu compte qu’on ne m’avait enseigné que la dimension existentialiste, jamais le contexte algérien. J’ai eu un coup de foudre pour le pays, les décors et la vie intellectuelle, pour les questions que les gens se sont posées à la sortie de la guerre civile des années 1990. »
Dans Maison Atlas, une étudiante du Minnesota, Emily, qui passe une année universitaire à Bordeaux, rencontre Daniel Atlas, un juif algérien dont elle tombe amoureuse. Fils de commerçants d’Alger qui ont choisi de rester après l’indépendance de 1962, il rentre brusquement dans son pays au début de la guerre civile et trouve sa famille encerclée, isolée. Des années plus tard, Becca, la fille d’Emily, partira en Algérie en quête d’un père et d’une histoire dont elle ignore tout. Pour écrire sa première fiction, nourrie d’archives et de recherches documentaires, Alice Kaplan s’est inspirée de la dernière famille juive d’Alger, rencontrée grâce à Selma Hallal, fondatrice des éditions Barzakh. « Nous avons passé un pacte : ils me racontaient leur histoire et je m’engageais à la transposer en fiction », raconte-t-elle dans un français parfait où se glissent quelques expressions américaines. « L’un des fils m’a montré le bureau de son père, qui n’avait pas bougé depuis 1961. C’était un moment très émouvant, comme une capsule de temps. »


Née à Minneapolis, fille d’un procureur au procès de Nuremberg mort lorsqu’elle avait sept ans, Alice Kaplan apprend le français à l’école, auprès d’une professeure épouse de guerre, puis est envoyée en pension en Suisse. Etudiante, elle passe un an à Bordeaux, comme son héroïne. « J’appartiens à une génération très francophile. C’est lié aux souvenirs de la petite enfance de Jackie Kennedy et au récit idéalisé qu’elle faisait de son passé français. » A l’université de Berkeley, alors que tous se passionnent pour la French Theory, elle s’intéresse à Louis-Ferdinand Céline. « Lors de mon année en France, on me l’avait présenté comme un grand écrivain ; il m’avait beaucoup attirée parce que son français était très parlé, mais aujourd’hui je ne connais que trop ses activités antisémites et son écriture raciste. J’ai écrit une des premières études sur les sources du pamphlet Bagatelles pour un massacre en montrant qu’il avait plagié des textes de petites organisations racistes de quartier. »
La France droit dans les yeux
Ancienne collègue de Robert Paxton à Columbia, Alice Kaplan fait partie de ces historiens qui portent un regard neuf sur la collaboration française et sur ce qu’Henry Rousso a nommé « le syndrome de Vichy ». Dans Intelligence avec l’ennemi (2001), elle retrace le procès de l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach, condamné et exécuté pour trahison en 1945. « J’ai toujours été attirée par la collaboration, les crimes de guerre, les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale », confie-t-elle. « Je crois que c’est lié à une expérience personnelle, je voulais m’approcher du travail de mon père que je ne pouvais pas connaître directement puisqu’il était mort. »
Après des années passées à étudier cette période sombre, elle éprouve le besoin de se tourner vers une personnalité solaire, un « good guy ». Ce sera Camus, dont la vision « apporte la beauté au monde » et qui lui ouvrira les portes de l’Algérie : « L’Algérie est comme un théâtre, une concentration de l’expérience des empires et des violences à la suite de la décolonisation. »

Avec Maison Atlas, l’historienne et autrice reconnue, traductrice en anglais de l’écrivain et journaliste Roger Grenier, est devenue romancière. « C’est comme si je devais réapprendre à écrire. Pour un professeur, le plus difficile dans la fiction, c’est de cesser de tout expliquer. J’admire beaucoup Stendhal qui est le maître de l’ellipse : ne pas tout dire, ne pas faire la leçon, laisser les choses irrésolues… J’ai eu beaucoup de plaisir à quitter mon personnage didactique. » Quand on lui demande ce qu’elle a mis d’elle dans le personnage d’Emily, l’étudiante américaine juive ashkénaze, bourgeoise et laïque du Minnesota, Alice Kaplan répond justement par une ellipse : « Robert de Montesquiou, à qui on demandait s’il était un personnage dans l’œuvre de Proust, disait : ‘Nous fûmes plusieurs.’ Je suis à la fois la mère et la fille dans cette histoire. »
Pour la parution de Maison Atlas, qui coïncide avec le soixantième anniversaire des accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie, le 18 mars 1962, Alice Kaplan sera en France. Habituée à franchir l’Atlantique, elle a déplacé son centre de gravité de Paris vers Marseille et Cassis où se trouve la fondation Camargo, une résidence d’artistes et chercheurs créée par le philanthrope américain Jerome Hill. Sans oublier l’Algérie, son autre pays de cœur.
Article publié dans le numéro de mars 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.