Livre

Alice Zeniter : écrire les silences d’une histoire sans héros

Prix Goncourt des lycéens en 2017 et succès de librairie récemment publié aux Etats-Unis, L’Art de perdre suit la trajectoire, sur trois générations, d’une famille de harkis, ces soldats algériens qui ont combattu aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie et, par extension, les femmes et hommes qui ont choisi de rester français après l’indépendance. Romancière et autrice de théâtre, elle-même petite-fille de harkis, Alice Zeniter explore, à la croisée de l’intime et du collectif, les non-dits et l’absence de transmission.
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Alice Zeniter. © Astrid di Crollalanza/Flammarion

De part et d’autre de la Méditerranée, les harkis sont les mal-aimés et les grands perdants de l’histoire franco-algérienne. Parce qu’ils ont fait le choix de rester français après l’indépendance de leur pays en 1962, ces Algériens ont été accusés de collaboration par les partisans du Front de libération nationale et furent de fait honnis, torturés ou assassinés. La France, ingrate, a de son côté refusé l’hospitalité à des « milliers d’hommes à la peau sombre », qui souvent avaient pris part aux combats pour la Libération en 1944-1945. Elle a parqué dans des camps puis abandonné ces témoins de la mémoire honteuse de la colonisation et d’une sale guerre qu’elle préférait oublier.

Jeune femme libre, Naïma n’est jamais allée en Algérie et ne parle pas la langue de ses grands-parents. Fille d’Hamid et de Clarisse, elle a grandi avec ses trois sœurs dans une cité en Normandie. L’année de ses 29 ans, après une dispute avec un oncle qui se pose en gardien de la moralité des filles, elle reprend langue avec un pays absent, presque irréel. Il faudra un voyage, au prétexte de collecter des dessins d’un peintre sur qui elle prépare une exposition, pour que l’Algérie s’incarne, dans toute sa complexité. « Personne ne t’a transmis l’Algérie », lui dira Ifren, le neveu du peintre. « Qu’est-ce que tu croyais, qu’un pays ça passe dans le sang ? Que tu avais la langue kabyle enfouie quelque part dans tes chromosomes et qu’elle se réveillerait quand tu toucherais le sol ? »

Petite-fille de harkis, Alice Zeniter retrace, dans une fresque très documentée, l’histoire d’une famille sur trois générations : Ali et Yema, les grands-parents, contraints de quitter l’Algérie après l’indépendance ; Hamid, leur fils, qui s’invente une vie française tandis que son père s’enfonce dans le silence ; Naïma, rattrapée dans la France des attentats par une mémoire qu’on ne lui a pas transmise et qu’elle doit accepter de perdre pour avancer. C’est l’un des sens du titre, L’Art de perdre, emprunté à la poétesse américaine Elizabeth Bishop. En se confrontant aux impensés de l’histoire franco-algérienne, Alice Zeniter compose un roman ample et puissant, en perpétuel mouvement, où les questions restent volontairement en suspens. 

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L’Art de perdre d’Alice Zeniter, Flammarion, 2017. 512 pages, 22 euros.