Portrait

Au revoir, Monsieur Sempé

Amoureux des Etats-Unis, le dessinateur français Jean-Jacques Sempé est décédé le 11 août à l'âge de 89 : il s'en va avec le record de dessins de couvertures publiés dans le New Yorker. En 2020, il nous avait reçu dans son atelier parisien et livré ses souvenirs new-yorkais.
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Sempé dans son studio sur le boulevard du Montparnasse à Paris en 2009. © Hubert Fanthomme/Paris Match/Getty Images

Nous sommes au septième étage d’un vieil immeuble surplombant le turbulent boulevard du Montparnasse. Face à la grande table à dessin, une baie vitrée, les toits de Paris, Notre-Dame amputée de sa flèche par l’incendie. La vue est belle, lumineuse, parisienne. Mais il y a aussi des morceaux d’Amérique dans l’atelier de Monsieur Sempé. Des disques de Miles Davis traînent près du plan de travail. Au mur, une carte de Manhattan. Sur une table, quelques exemplaires du New Yorker. Plus loin, un piano sur lequel reposent une photo, un volume des mémoires et une partition de Duke Ellington, son idole. « J’ai joué avec lui à Saint-Tropez », glisse Jean-Jacques Sempé, 88 ans, ses yeux fatigués illuminés par ce souvenir. « Gentiment, il m’a dit ‘Fais la main droite, je ferai la gauche’. Il faisait des arabesques à la Claude Debussy pendant que j’essayais, avec deux doigts, de me débrouiller. »

Sempé a treize ans lorsqu’il découvre le Duke à la radio. Une révélation ! Dès lors, l’Amérique le fascinera, comme elle va fasciner tant de petits Français à la Libération. L’artiste débarque à New York en 1965, à l’âge de 27 ans. Nouvelle claque. « Je me rappelle m’être senti écrasé par l’immensité de la ville. Toutes ces fenêtres, ces milliers de fenêtres. Certaines allumées, d’autres non, c’était beau. Dans la géométrie de cette ville, il y a un décalage : c’est comme avec le jazz. Il y a une rupture de rythme, beaucoup plus harmonieuse, qu’on ne trouve pas à Paris. » Les perspectives verticales l’inspirent. La couleur aussi. « New York est coloré et Paris gris-bleuté. Pour un dessinateur, New York est plus attrayant. » En 70 ans de carrière, Sempé a beaucoup dessiné les deux villes, qui lui rendent aujourd’hui hommage. Il existe une fresque à Manhattan représentant un de ses dessins : un couple sur un vélo au coin de la 47e Rue et de la 9e Avenue.

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1er mars 1982. © J. J. Sempé/The New Yorker
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30 mai 1988. © J. J. Sempé/The New Yorker
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20 septembre 1993. © J. J. Sempé/The New Yorker

C’est en 1978 que Sempé produit sa première couverture pour le New Yorker ; il en fera 113 au total. « Ne me demandez-pas d’expliquer ce succès ! Le mot succès est relatif. Vous savez, j’envoyais mes dessins et ils les prenaient ou ne les prenaient pas. Je n’ai pas la recette et le style du New Yorker est indéfinissable. Comme disait l’ancien directeur artistique, ce qui fait qu’un dessin fasse la couverture du New Yorker, c’est sa publication. » Ses 113 couvertures ne se ressemblent pas, mais toutes ont en commun cette poésie unique, peut-être inspirée par le fait qu’il n’ait jamais vécu à New York plus d’une semaine. Ne connaissant la ville qu’en surface, l’aurait-il idéalisée ? A cette question, le maître acquiesce un peu : « Oui, peut-être que ce regard neuf leur a plu. » Certaines illustrations n’avaient rien de new-yorkais. Toujours est-il que Sempé est le dessinateur ayant produit le plus de couvertures pour le magazine, la dernière publiée au mois de septembre 2019.

Parmi les dessins inédits qui traînent dans l’atelier, certains semblent correspondre au format d’une couverture. Car à 88 ans, Monsieur Sempé dessine toujours. « Je retouche, je termine des trucs à droite à gauche. Vous savez, je dessine de mémoire. Je vasouille, je cherchouille et je jette beaucoup de dessins ! Ça vient plus ou moins vite. » Le plan de travail est envahi de feuilles de papier, de crayons, de plumes et de pinceaux ébouriffés. L’encre de Chine est toujours la même : Pelikan, numéro 17. Si le trait ne plaît pas au maître, il doit gratter la feuille avec une lame ou de la fibre de verre. Il n’aime pas les nouveaux papiers, trop fins. Quand il en trouve du vieux, il est heureux.

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4 décembre 2000. © J. J. Sempé/The New Yorker
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5 janvier 2015. © J. J. Sempé/The New Yorker
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7 mai 2018. © J. J. Sempé/The New Yorker

Des vieux papiers, il y en a plein accrochés au mur. Ce sont des œuvres de ses amis dessinateurs. On reconnaît les signatures des Français Chaval, Savignac, Bosc. Il y a les Américains aussi : William Steig, Koren, le dessinateur qui avait accueilli Sempé à New York, Ludwig Bemelmans, dont un célèbre bar à Manhattan porte encore son empreinte et son nom, ou encore Saul Steinberg, le pape du dessin humoristique. Sempé les a tous côtoyés, malgré sa méconnaissance de l’anglais. « Je ne suis pas beaucoup allé à l’école. Lorsque j’ai essayé d’apprendre l’anglais, c’était d’un comique irrésistible : je bégayais tout le temps. Ça ne m’a pas empêché de travailler toute ma vie avec le New Yorker. J’avais des traducteurs et quand il s’agit de travail, on se comprend vite. »

Le dessin est universel. Surtout le sien. Sempé a publié 40 albums traduits dans 40 langues et vendus à 15 millions d’exemplaires. Quelques-uns sont dans sa bibliothèque, près du piano. On trouve là des livres en chinois, en polonais, en arménien occidental. Il y a même Pullus Nicolellus, la version latine du Petit Nicolas, série réalisée avec René Goscinny, le créateur d’Astérix. (Un long métrage d’animation tiré de cette œuvre est prévu en France le 22 octobre prochain.) Si l’on prolonge le regard vers la bibliothèque, on discerne Mark Twain, Ernest Hemingway, J.D. Salinger. « Sur les conseils de Françoise Sagan, j’ai lu William Faulkner », raconte l’artiste d’un ton anodin. « Je me suis arrêté en chemin : je ne suis pas sûr d’avoir apprécié l’œuvre à sa juste valeur. En peinture, j’adore Edward Hopper, comme tout le monde. Je suis quelqu’un de désespérément ordinaire. »

Soudain, Monsieur Sempé s’arrête de parler, les yeux attendris rivés sur un petit chat qui dort sur le canapé. Il s’étonne : « Vous me demandez si Néfertiti me dérange pendant mon travail ? Vous plaisantez ? C’est moi qui la dérange. » On comprend que Monsieur Sempé aimerait bien se reposer, comme le petit chat. Alors, on prend congé, ému d’avoir rencontré un monument du dessin tout sauf « désespérément ordinaire ».

 

Article publié dans le numéro de mars 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.