Le 21 février 1916 commença l’une des plus épouvantables batailles de l’Histoire. Un paroxysme de souffrance, de bêtise et de courage. Des chiffres insensés, incompréhensibles tant ils sont élevés : soixante millions d’obus tirés durant 300 jours et 300 nuits, soit un coup de canon toutes les deux secondes. Et sous ce déluge, 2,3 millions d’hommes, amassés dans cette région vallonnée de la Meuse, dans le nord-est de la France. Résultat des combats : 400 000 blessés, 300 000 morts – un mort toutes les 90 secondes – et une ligne de front sensiblement inchangée. Comment concevoir une telle horreur ? En se rendant à Verdun, 105 ans après.
Rappelons-nous : début 1916, le front de cette guerre industrielle s’est stabilisé. L’Allemagne cherche à remonter le moral de ses troupes, après déjà deux ans de combat et les échecs de la Marne et de l’Argonne. Elle prépare une offensive spectaculaire qu’elle pense imparable : attaquer Verdun et « saigner à blanc l’armée française », selon les mots du général Erich von Falkenhayn, chef de l’Etat-Major allemand. Pourquoi Verdun ? On s’est déjà battu ici, en 1792, durant la Révolution française. Dans des proportions bien moindres, les Allemands – à l’époque, les Prussiens – percèrent la ligne de défense française et prirent la route de Paris, avant d’être arrêtés à Valmy. L’objectif se veut d’abord symbolique. Le 21 février, une attaque d’artillerie d’une intensité inouïe laboure les défenses françaises ; c’est encore le plus gros bombardement de l’Histoire. La bataille fait ses premiers morts.
Verdun, point de défense stratégique, n’est relié au reste de l’armée française que par une mince route de terre, la RD 1916. On y accède aujourd’hui en deux heures et demie depuis Paris. Cette « Voie sacrée », ou « noria », vit transiter au plus fort de la bataille 8 000 camions par jour, sans relâche. Un véhicule toutes les quatorze secondes pour alimenter en hommes et en matériel ce monstre insatiable qu’était Verdun. On doit son organisation à un certain Philippe Pétain, tristement célèbre pour avoir collaboré avec les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais pour l’heure, il est le héros de la résistance française à Verdun, celui qui affirme derrière sa moustache martiale : « Courage, on les aura ! »
La nécropole nationale
Perdre son regard parmi cet océan de croix donne une vague idée de l’étendue du massacre. Trois-cent-mille morts, pour combien de veuves, d’orphelins et de mères éplorées ? Certaines tombes portent des prénoms d’un autre temps : Archimède, Florimond, Alzyre. D’autres sont plus communs : Joseph, Henri, Georges ou Emile. Des noms de paysans. Parmi cette génération sacrifiée, on remarque que la majorité des victimes n’ont pas vingt-cinq ans.
Aux extrémités du cimetière, deux monuments rendent hommage aux combattants juifs et musulmans morts pour la France. Un peu plus loin, dans les bois aux alentours, les tranchées sont toujours là. Les arbres et les champignons poussent autours de ces longues galeries entremêlées, profondes à hauteur d’homme. On essaie de se figurer l’horrible spectacle d’il y à un siècle : une terre noire, nue et trouée, hérissée de barbelés… Un paysage martyrisé, imprégné de poudre, d’éclats d’obus, d’excréments, de sang et de chair humaine. Çà et là, un bunker éventré dépérit silencieusement sous la mousse.
Il pleut, il fait froid et le vent s’énerve. Comment des hommes ont-ils pu tenir ainsi ? Voici une carte ; elle révèle des toponymes, noms de forts ou d’affrontements qui accentuent l’atmosphère sinistre des lieux : Mort-Homme, Froideterre, Bois Bourrus, Bois Corbeau, ravin de la Mort.
Douaumont, le roc de Verdun
Nous voici maintenant au fort de Douaumont, vaste colline fortifiée réputée imprenable, verrou du dispositif français, pourtant prise par deux fois à ses défenseurs. Des observatoires fixes, sorte de dés à coudre de la taille d’une voiture, surplombent le toit du fort. Des impacts de projectiles grêlent ces énormes masses métalliques rouillées ; j’y glisse un doigt et découvre des coccinelles venues s’y faire un nid…
Mes pas me mènent ensuite au village fantôme de Douaumont, dans lequel fut fait prisonnier le capitaine Charles de Gaulle en mars 1916. De ce village qui comptait 400 habitants avant la guerre, il ne reste rien à part d’énormes trous d’obus et un petit monument. Nous sommes en pleine « zone rouge », ce nom donné aux 120 000 hectares de champ de bataille où, en raison des milliers cadavres et autant d’obus non explosés qui demeurent dans le sol, il est interdit de construire quoi que ce soit. Symboliquement, on continue d’élire un maire à chacun de ces neuf villages détruits.
A Douaumont, le monument de la « tranchée des baïonnettes » rend hommage à ces poilus prêts à donner l’assaut, la baïonnette au canon, ensevelis vivants par une explosion d’obus : ne restèrent visibles que les pointes de leurs baïonnettes, sortant de terre comme des fleurs. L’image marquante, peut-être apocryphe, suscita la construction d’un énième monument aux morts. Celui-ci a été financé par un banquier américain. On y lit : « A la mémoire des soldats français qui dorment debout, le fusil en main, dans cette tranchée. Leurs frères d’Amérique. » Autour de la tranchée reconstituée, la forêt renvoie un sentiment macabre. Sous ces arbres meurtris par le fer reposent 60 000 soldats français et allemands, ensevelis, éparpillés, jamais retrouvés.
Article publié dans le numéro de février 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.