La défaite de Napoléon Ier à Waterloo, suivie de son abdication le 22 juin 1815, contraint la famille Bonaparte à l’exil en Suisse, en Autriche, en Angleterre et aux Etats-Unis. L’empereur déchu envisage un temps de gagner lui aussi l’Amérique. Il fait acheter des instruments d’astronomie et de météorologie, et demande à son bibliothécaire, Antoine Barbier, de rassembler des ouvrages sur ce pays. Son frère aîné Joseph, ex-roi de Naples, ex-roi d’Espagne de 1808 à 1813, l’ayant rejoint à l’île d’Aix sur la côte atlantique, lui propose de partir avec lui sur un brick américain affrété pour l’occasion. Après avoir envisagé diverses options de fuite, y compris caché dans un tonneau, Napoléon préféra se rendre aux Anglais dont il espérait une certaine magnanimité. Renonçant à l’option américaine, il s’embarque le 9 août 1815 sur le Bellerophon en partance pour Sainte-Hélène.
Le pionnier : Jérôme Bonaparte
Le jeune Jérôme, de seize ans plus jeune que l’Empereur, envisagea de s’installer aux Etats-Unis. Comme tous les membres de sa famille, il connaît un destin militaire, politique et amoureux bien rempli. A l’adolescence, son frère Napoléon le somme de s’engager dans la marine et l’envoie aux Antilles en décembre 1801. De Saint-Domingue, il profite d’un passage à New York, pendant l’été 1803, pour rendre visite à sa sœur Pauline. Il n’a que 19 ans lorsqu’il fait alors la connaissance d’Elizabeth « Betsy » Patterson, fille d’un riche armateur d’origine irlandaise. C’est le coup de foudre. Il sont mariés le 24 décembre 1803 par l’évêque de Baltimore.
Dans leur hâte, les amants n’ont pas demandé le consentement de la famille Bonaparte. Or, Napoléon a d’autres projets pour son frère, qu’il souhaite intégrer dans son réseau de mise sous tutelle des royaumes et duchés européens, et annule le mariage ! Par faiblesse, Jérôme se plie à la loi de son aîné. Il revient en France à l’automne 1804 après quelques mois seulement en Amérique, accompagné de Betsy enceinte, tout en consentant à la répudier pour épouser Catherine de Wurtemberg, fille du roi Frédéric Ier. Jérôme Bonaparte sera le seul des sept frères et sœurs de l’Empereur à rendre son dernier soupir en France, en 1860.
Jérôme-Napoléon Patterson II, un Bonaparte à West Point
De la courte union de Jérôme Bonaparte avec Elisabeth Patterson naît en juillet 1805 un garçon, Jérôme-Napoléon Bonaparte-Patterson, surnommé « Bo ». Il voit le jour en Angleterre, l’Empereur ayant refusé de laisser débarquer sur le sol français l’indésirable Betsy. Cette dernière n’appartiendra jamais au « clan Bonaparte », bien qu’elle se fasse appeler toute sa vie Madame Bonaparte. Lorsque Bo atteint l’âge de 14 ans, elle l’envoie chez son oncle Joseph Bonaparte, le frère aîné de Napoléon, installé à Philadelphie après Waterloo, obtenant de lui qu’il assure en partie l’éducation de son neveu.
Bo épousera l’Américaine Susan May Williams, fille d’un riche négociant de Baltimore, et de ce mariage naîtra un premier fils, Jérôme-Napoléon Bonaparte Patterson II. Entré à West Point en 1848, il sert dans l’armée américaine, avant de gagner la France pour entrer au service de Napoléon III. Il monte rapidement en grade et prend part à la guerre de Crimée. Mais le décès de son père, qui fait de lui le nouveau chef de famille, l’oblige à démissionner en mars 1871 et à rentrer aux Etats-Unis. Il se lance alors dans la gestion de l’immense domaine agricole apporté en dot par sa femme et meurt en 1893. Il laisse deux enfants : Louise-Eugénie Bonaparte et Jérôme-Napoléon Charles Bonaparte.
Joseph Bonaparte, exilé et ambassadeur de l'art européen en Amérique
Le frère aîné de Napoléon, Joseph Bonaparte, roi déchu de Naples et d’Espagne, quitte la France le 25 juillet 1815 et débarque le 28 août à Philadelphie, accompagné de ses filles, Charlotte et Zénaïde. Son épouse, Julie Marie Clary, de santé délicate, a renoncé à la traversée. L’histoire présente Joseph Bonaparte comme faible et sans courage. Napoléon Ier le qualifiait d’« ornement de la société ». Cette expression, traduisant sa déception à l’égard du règne peu glorieux de son frère en Espagne, correspond assez à ce que sera la vie aux Etats-Unis du plus âgé des Bonaparte. « Joseph fondera un grand établissement dans ce pays », disait l’Empereur. « Vous verrez qu’il se fera bourgeois américain et dépensera sa fortune à faire des jardins ! »
Joseph Bonaparte est un personnage complexe, cultivé et ambitieux. En Amérique, il se fait appeler comte de Survilliers, du nom des terres qu’il possédait près de Compiègne, et s’installe dans un vaste domaine non loin de Philadelphie, à Bordentown, dans le New Jersey. Il y donne libre cours à son goût pour l’architecture et le paysagisme, fait construire une demeure sur un promontoire dominant le fleuve Delaware, rachète des fermes, des vergers et des terres, et aménage même un lac. Entre les îles plantées d’arbustes rares, glissent des cygnes européens et des barques en forme de cygnes.
Joseph Bonaparte dessine Point Breeze, son domaine, en s’inspirant du palais de l’Escurial, la demeure du roi Philippe II d’Espagne. Routes et chemins piétonniers traversent le parc parmi les pins et les chênes, les ponts de pierre, les belvédères et les statues de marbre. Les enfants des alentours ont la permission d’y jouer à cache-cache. L’hiver, les patineurs sont les bienvenus sur le lac gelé. Les domestiques leur apportent des paniers d’oranges de Floride et d’Espagne, que l’ex-roi de Madrid aime faire rouler sur la glace pour épater ses visiteurs. Pour sa fille Zénaïde, Joseph Bonaparte fait construire à côté du lac une maison de trois étages, décorée d’œuvres d’art et pourvue d’un passage souterrain pour les jours de mauvais temps.
De 1816 à 1839, Point Breeze est le point de ralliement des bonapartistes en exil et des officiers français ayant servi en Espagne. Joseph Bonaparte y accueille des hommes politiques de premier plan, dont John Quincy Adams, Henry Clay, Daniel Webster et même La Fayette, qui passe par la région en 1824 lors de son dernier voyage aux Etats-Unis. Le frère aîné de l’Empereur fait aussi parler de lui grâce à sa collection d’art européen, de tableaux, d’objets précieux et de mobilier. Avec plus de 8000 ouvrages, sa bibliothèque dépasse celle du Congrès, qui n’en possède alors que 6 500. Il prête aussi de nombreuses toiles aux expositions de Philadelphie, dont le célèbre Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard de David. Quant à la sculpture de sa sœur, la princesse Pauline Bonaparte Borghèse, représentée à demie-nue par l’artiste Antonio Canova, elle ne manque jamais de choquer la pudeur des visiteurs quakers !
Joseph Bonaparte influencera la vie mondaine américaine par son éloquence, son intelligence et son goût pour la peinture et la sculpture. Il demeure « un catalyseur de la culture et de l’art européen en Amérique au début du XIXe siècle », écrit la conservatrice Wendy A. Cooper. Il meurt à Florence en 1844 aux côtés de sa femme, léguant sa propriété de Point Breeze à son petit-fls Joseph Lucien Bonaparte, qui la vendit en 1847 à un certain Thomas Richards. Quelques années plus tard, ce dernier la revendit à Henry Beckett, ancien consul britannique en poste à Philadelphie. Francophobe, il la fera démolir afin d’en construire une nouvelle, détruite dans un incendie en 1985. A son emplacement se trouve aujourd’hui le séminaire de la Society of the Divine Word, qui forme les missionnaires de l’Eglise catholique romaine. [La propriété a depuis été acquise par un trust qui compte y créer un jardin public.]
Charles-Joseph Bonaparte Patterson, à l'origine du FBI
Jérôme-Napoléon Bonaparte Patterson eut un second fils, Charles-Joseph Bonaparte Patterson, qui sera tour à tour secrétaire de l’U.S. Navy puis ministre de la Justice sous la présidence de Theodore Roosevelt. Il est à l’origine de la création du Bureau of Investigation (le futur Federal Bureau of Investigation) en 1908. On ne s’attendait pas à trouver le portrait d’un Bonaparte dans la galerie des ministres au Pentagone, mais c’est pourtant le cas ! Charles-Joseph meurt en 1921 sans descendance. Il est inhumé à Baltimore.
Les Murat, neveux américains des Bonaparte
Les deux princes Murat, l’aîné Napoléon-Achille Murat et son jeune frère Lucien, sont les neveux de Napoléon Ier, nés du mariage de sa sœur Caroline Bonaparte avec Joachim Murat, l’un des maréchaux les plus brillants de l’armée impériale, nommé roi de Naples en 1808 et exécuté en 1815.
Dès son arrivée aux Etats-Unis en 1822, Napoléon-Achille, à peine âgé de 20 ans, prend la nationalité américaine. Il s’installe en Floride et acquiert une plantation d’orangers près de Saint Augustine, où l’on peut encore admirer la Murat House. Napoléon-Achille Murat est un excentrique qui échappe à la chaleur tropicale en passant des heures assis dans l’eau de la Moses Creek, nu comme un ver mais la tête couverte d’une moustiquaire ! Et qui apprécie tout particulièrement la viande d’alligator et de serpent à sonnettes. Au moment de la guerre contre les tribus séminoles, il s’engage dans la milice sous les ordres du brigadier général Joseph Hernandez, avant d’être élu conseiller de la ville de Tallahassee en 1824, puis maire. Lors de la « tournée d’adieu » de La Fayette en 1825, ce dernier lui demande de l’accompagner. A cette occasion, Napoléon-Achille rencontre une jeune veuve, Catherine Daingerfield-Willis, arrière petite-nièce de George Washington, qu’il épouse en 1826. Il meurt en 1847 à l’âge de 46 ans sans laisser de descendance.
Son frère, Lucien Murat, suit ses traces mais choisit la région de Baltimore, où il arrive en 1825. Son riche oncle Joseph Bonaparte, qui y réside, n’est pas étranger à cette décision. Il épouse en 1831 Caroline Georgina Fraser. Ils auront cinq enfants, dont quatre nés aux Etats-Unis : les ancêtres des actuels princes Murat !
Article publié dans le numéro de janvier 2015 de France-Amérique. S’abonner au magazine.