La manifestation répond à un impératif politique, soutenu par les Etats-Unis. Il faut concurrencer la Mostra fasciste de Venise en créant un grand festival pour le monde libre. Joseph Goebbels a verrouillé le palmarès de l’édition de 1938 : deux films de propagande, dont un signé de la réalisatrice Leni Riefenstahl, ont été récompensés par la « coupe Mussolini ». Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts, est l’initiateur du festival au printemps 1939 (les Nazis occupent Prague). Il est secondé par le haut fonctionnaire et historien Philippe Erlanger. Le projet est né de l’alliance entre la volonté du gouvernement français et le soutien de l’industrie cinématographique américaine pour s’opposer à l’Allemagne et à l’Italie. L’Amérique refuse de participer à la prochaine manifestation vénitienne et lorgne le sud de la France.
L’enjeu est aussi économique : contrer les restrictions italiennes sur l’importation et l’exploitation des films américains. Un petit déjeuner en l’honneur de Jean Zay est offert le 23 juillet par les représentants du cinéma américain afin de discuter des aspects techniques du futur festival. Les autorités françaises s’entendent avec l’attaché commercial américain Daniel Reagan et les majors hollywoodiens. L’ouverture complète du marché français est demandée. Un décret du 10 août 1939 supprime les restrictions françaises sur les films doublés, un détail aujourd’hui oublié des accords Blum-Byrnes de 1946.
Pour la sélection, les Etats-Unis envoient Le Magicien d’Oz de Victor Fleming, Stanley et Livingston de Henry King et Otto Brower et Union Pacific de Cecil B. DeMille. Côté vedettes, la Metro-Goldwyn-Mayer affrète un paquebot pour amener Gary Cooper et Norma Shearer. Des fêtes sont organisées chaque soir, fin août, pour annoncer le banquet inaugural, prévu le 1er septembre – le jour où la Wehrmacht envahit la Pologne.
Le festival est donc né en 1939 au niveau administratif, mais n’a pas eu lieu. La guerre emporte l’Europe. Jean Zay disparaît mais son idée lui survit. Philippe Erlanger reprend l’ouvrage là où il l’avait laissé. Des fonds secrets sont débloqués en 1946, les organisateurs ont quatre mois pour être prêts pour la séance d’ouverture. Tout n’est pas encore millimétré lors de la première édition. Une bobine des Enchaînés d’Hitchcock est oubliée lors de la projection dans l’ancien casino de Cannes. Michèle Morgan saisit l’occasion pour faire son retour en France, après sa parenthèse hollywoodienne.
Tout ce qui se passe en dehors des salles obscures cannoises est futile, donc indispensable. A l’extérieur, les célébrités baignent dans le soleil. C’est grâce à ses stars que le festival est devenu un des évènements les plus médiatisés au monde. Certains films américains sont sélectionnés, souvent hors compétition, pour assurer une montée prestigieuse des marches. Les premières starlettes se déhanchent en 1953. Les photographes n’ont d’objectifs que pour Brigitte Bardot, Kirk Douglas se presse pour lui faire des couettes.
Un scandale éclate en 1955 lors d’un pique-nique aux îles de Lérins. Simone Silva, jeune actrice britannique, est photographiée sans le haut de son maillot de bain et dans les bras de l’acteur américain Robert Mitchum. L’opinion publique américaine est outrée. Les Etats-Unis menacent de fuir le festival. Le délégué général, Robert Favre Le Bret, est dépêché auprès des autorités pour persuader les Américains de ne pas quitter la compétition. Des producteurs effarouchés empêchent Grace Kelly de se rendre au festival, soudain perçu comme un lieu de débauche. Ce qui se passe dans les hôtels fait aussi jaser. Natalie Wood et Warren Beatty s’évaporent, enfermés dans une suite du Carlton. Les commères se gaussent : « Elle est au lit, Wood. »
Le festival est aussi l’occasion de célébrer le patrimoine du cinéma. Groucho Marx est promu officier des Arts et des Lettres. Il demande alors que sa médaille soit remise au mont-de-piété afin qu’il puisse payer la note du minibar de son hôtel. Plus tard, Sharon Stone devient la star emblématique du festival avec le thriller érotique Basic Instinct en 1992. Elle revient tous les ans en tant qu’ambassadrice de l’amfAR, fondation pour la recherche sur le sida.
Joutes politiques pendant la guerre froide
Cannes n’est pas qu’une bulle luxueuse. La sélection des films fait souvent écho aux perturbations de l’actualité ou annonce les mouvements de demain. Jean Cocteau, président du jury multirécidiviste, souhaite que la manifestation reste une « rencontre d’amis » dont les intérêts politiques doivent être exclus. Le choix des jurés, parfois issus des milieux littéraires et politiques et nommés par l’Etat, est régulièrement attaqué. Le festival est un théâtre d’affrontements pendant la guerre froide.
Pour s’assurer de la présence américaine, les organisateurs leur octroient un traitement particulier. En amont du festival, les bateaux militaires et ceux des studios peuvent venir s’installer dans la baie, ce qui déplaît aux habitants des environs, et aux pays du bloc de l’Est. Déjà en 1949, ils avaient refusé de participer aux festivités, dénonçant le règlement qui prévoit une seule sélection soviétique contre douze pour le cinéma américain. Un rééquilibrage s’impose. Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov obtient l’unique Palme d’or attribuée à l’U.R.S.S., en 1958. Les tensions s’amplifient au fil des années, au risque de blocage. Les journaux dénoncent en 1956 une rencontre internationale qui « ressemble de plus en plus à l’ONU ». La censure par les participants n’est plus possible à partir de cette année. Les organisateurs entendent faire passer l’art avant les cuisines diplomatiques. En réponse à la polémique de l’attribution en 1957 de la Palme à La Loi du Seigneur de William Wyler, Jean Cocteau déclare : « Couronnez un Américain, vous êtes vendu à l’Amérique. Couronnez un Russe, vous êtes communiste. »
C’est en 1955 que le Grand Prix devient une palme en or massif, référence aux armoiries de la ville et aux arbres de la promenade. La première palme est attribuée à un film américain, Marty, du réalisateur Delbert Mann. Les Etats-Unis demeurent aujourd’hui le pays le plus récompensé. La même année, la projection de Carmen Jones d’Otto Preminger déclenche une nouvelle polémique. Carmen, chef-d’œuvre français de Georges Bizet, est adapté en comédie musicale et interprété par des acteurs noirs. Quelques festivaliers français ne digèrent pas ces transgressions. Les héritiers des librettistes de la version originale non plus. A la suite d’un procès, le film est invisible en France jusqu’en 1981.
Cannes comme tribune de la rébellion
Le vent de contestation de 1968 atteint le festival, qui est interrompu. L’année suivante, Cannes embrasse l’émergence du Nouvel Hollywood et de la contre-culture avec Easy Rider de Dennis Hopper. Le producteur Sam Spiegel met son yacht à disposition du jury tandis que Jack Nicholson fait pousser du cannabis dans les bacs de géraniums du Carlton. Le festival cultive son goût pour le cinéma d’auteur engagé contre la guerre du Vietnam avec le couronnement de MASH (Robert Altman, 1970). Issu du Nouvel Hollywood, Coppola obtient deux fois la Palme d’or pour Conversation Secrète (1974), thriller post-Watergate, puis Apocalypse Now (1979). Son camarade Martin Scorsese gagne la récompense suprême en 1976 avec Taxi Driver, remise par Tennessee Williams.
Le cinéma indépendant américain domine au cours de la décennie suivante (Sailor et Lula de David Lynch, Barton Fink des frères Coen). Beaucoup de films sélectionnés sont mis en scène par des réalisateurs étrangers émigrés aux Etats-Unis. La manifestation est aussi un lieu d’expérimentations, pas toujours concluantes. Polyester de John Waters est présenté en 1981 en odorama : les spectateurs sont munis de petites plaques qu’il faut gratter pendant le film pour libérer leurs odeurs.
Au début des années 2000, les grands patrons de Hollywood sont tentés de snober le festival, s’interrogeant sur l’intérêt économique du déplacement cannois. « Cannes a pourtant toujours défendu le grand cinéma américain », rappelle Frédéric Mitterrand, habitué et biographe de la manifestation. En 2001, Thierry Frémaux devient le nouveau délégué général du Festival de Cannes, avec pour mission de tisser de nouveaux liens avec le cinéma américain. Le festival sert régulièrement de tribune pour les Américains, qui envoient ainsi un message à la maison. Le réalisateur David Lynch, président du jury, déclare en 2002 : « En Amérique on ne verra pas ces films, c’est triste et c’est une honte, honte pour l’Amérique, honte à ceux qui veulent contrôler ce cinéma. » Autre édition très politique en 2004, le documentaire de Michael Moore, Fahrenheit 9/11, reçoit la Palme d’or. Elle vise directement l’administration Bush (le jury est présidé par Quentin Tarantino). Lors de l’édition 2013, Steven Spielberg fait l’apologie du modèle français : « L’exception culturelle est le meilleur moyen de préserver la diversité du cinéma. »
Sous le palais, une place de marché
Au mois de mai, le front de mer de Cannes et les moindres recoins de la Croisette se couvrent d’affiches géantes de films à venir. La domination américaine, pays du billboard, est visuellement écrasante. Dans les coulisses, le festival abrite le premier marché du film au monde. La majorité des films présentés sont des productions indépendantes en langue anglaise. « Quand un studio aborde un nouveau film, nous avons toujours en tête l’organisation de sa sortie et la place du Festival de Cannes dans ce dispositif », explique Grégoire Gensollen, senior vice-président de FilmNation Entertainment. « Une sélection officielle de Cannes donne d’entrée un cachet au film. » Les producteurs se rendent au marché pour trouver des distributeurs pour leur film. Signer avec un distributeur américain pousse d’autres distributeurs internationaux à s’engager sur un long métrage. Les droits des films y sont achetés d’avance avant leur sortie programmée deux ou trois ans plus tard.
Que ce soit dans les films portant la bannière américaine ou dans les hommages rendus par des réalisateurs du monde entier, le cinéma américain est constamment présent au festival. C’est un réservoir à célébrités, un repère indépassable pour la création et pour les cinéphiles. Comme l’écrit Jean-Pierre Oudart dans les Cahiers du cinéma : « Il est bon de cultiver la part d’Amérique que beaucoup de films ont accumulée en nous-mêmes, et de s’en servir pour gagner de nouvelles idées sur le cinéma, sur les médias. » Pour le premier des festivals, qui souhaite rester à l’avant-garde, le sevrage est impossible.
Article publié dans le numéro de mai 2014 de France-Amérique. S’abonner au magazine.