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Colombey, la petite babel de la Haute-Marne

Le village de Colombey-les-Deux-Eglises, en Champagne, est associé à la Boisserie, la demeure du général de Gaulle et de sa famille. On ignore souvent que cette maison abrita, entre 1927 et 1931, l’une des aventures éditoriales les plus passionnantes du début du XXe siècle : la revue transition, connue notamment pour avoir publié en feuilleton le Finnegans Wake de James Joyce. Dans Colombey est une fête, récemment paru en France, la journaliste Aurélie Chenot part sur les traces des fondateurs, le Franco-Américain Eugène Jolas et son épouse américaine Maria, en inscrivant cette histoire dans le tourbillon des Années folles.
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Maria Jolas (à droite) avec son mari Eugène et la sœur de celui-ci, à Colombey-les-Deux-Eglises, vers 1927. © Yale University Library

En février 1927, Eugène et Maria Jolas quittent Paris avec leur bébé Betsy (la future compositrice Betsy Jolas) en direction de la Haute-Marne pour visiter une maison dans le village de Colombey-les-Deux-Eglises. Ils sont accompagnés de l’écrivain Sherwood Anderson, leur grand ami rencontré aux Etats-Unis, de sa femme Elizabeth et de leur fils. Depuis quelques mois, la revue transition (sans majuscule), dont le premier numéro n’est pas encore paru, est à l’étroit dans la petite chambre d’hôtel, près des Invalides, qui lui sert de bureau. Les manuscrits écrits en plusieurs langues affluent de toutes parts et les écrivains exilés s’y donnent rendez-vous.

C’est donc pour trouver un espace de travail et élever au calme leur fille que les Jolas s’installent à la Boisserie. Cet ancien pavillon de chasse du XIXe siècle, qui appartient à la veuve d’un poilu de la Première Guerre mondiale, ne possède ni électricité ni salle de bains. En dépit de ces conditions spartiates, le couple signe un bail de trois ans. Après quelques déconvenues, le premier numéro de la revue paraît en avril 1927 à la librairie Shakespeare and Company, que dirige l’Américaine Sylvia Beach. Dans le premier numéro figurent un fragment du dernier roman de James Joyce, un texte de Gertrude Stein, des poèmes de Robert Desnos et d’André Gide traduits en anglais ainsi qu’une reproduction d’une peinture de Max Ernst. Ce qui intéresse Eugène Jolas, c’est d’abord l’expérimentation formelle et l’exploration de l’inconscient, cette « littérature de la nuit » qui relie Joyce et les surréalistes français. « Nous avons besoin de nouveaux mots, de nouvelles abstractions, de nouveaux hiéroglyphes, de nouveaux symboles, de nouveaux mythes », écrit-il dans « Suggestions pour une nouvelle magie », un texte manifeste paru dans le troisième numéro de la revue.

La vie d’Eugène Jolas est une suite d’allers et retours entre la France et les Etats-Unis. Né en 1894 dans le New Jersey de parents français, il arrive en Moselle à l’âge de deux ans et grandit à Forbach, une ville de cette région frontalière annexée par l’Allemagne quelques années auparavant. Trilingue, il grandit entre l’allemand, l’anglais et le français. En 1909, âgé de seize ans, il part seul pour l’Amérique, où vit sa tante, et multiplie les petits métiers tout en lisant avec voracité. Enrôlé dans l’armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, il fait ensuite ses armes comme journaliste et commence à écrire en anglais des poèmes expressionnistes. Au bout de dix ans, atteint du mal du pays, il décide de rentrer en France où il est introduit dans le milieu dadaïste par un ami strasbourgeois. A Paris, où il arrive en 1924, il tient les pages littéraires de l’édition française du Chicago Tribune, dont il deviendra rédacteur en chef.

Selon Aurélie Chenot, sa rencontre avec Maria McDonald, arrière-petite-nièce de Thomas Jefferson, est « déterminante ». Née à Louisville, dans le Kentucky, elle a comme lui beaucoup voyagé et maîtrise trois langues. Douée pour le chant lyrique, elle part à New York, à Berlin, revient à New York puis suit sa professeure de chant à Paris, où elle fait la connaissance de son futur époux. Quand ils se marient en 1925, Eugène fréquente déjà James Joyce, Sylvia Beach, le poète surréaliste Philippe Soupault et le sculpteur Jean Arp. A eux deux, Eugène et Maria Jolas couvrent un large spectre, la poésie et le journalisme pour lui, la musique et les arts visuels pour elle. Les premières années de leur vie commune ressemblent à un tourbillon dans le Paris des Années folles où vivent Ernest Hemingway, Scott et Zelda Fitzgerald et Gertrude Stein. « Les écrivains de la colonie littéraire anglo-américaine de Paris rivalisaient avec leurs contemporains français pour inventer de nouveaux paysages mentaux, dans une atmosphère de totale liberté intellectuelle », se souvient Eugène Jolas dans ses mémoires. « Il me semble que nous vivions alors l’âge d’or du logos. »

Eugène Jolas en 1921. © Yale University Library
Maria Jolas entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, en 1971. © Yale University Library
La Boisserie, à Colombey-les-Deux-Eglises, et à l’horizon, la croix de Lorraine du mémorial Charles-de-Gaulle, inauguré en 1972. © Philippe Lemoine/Mémorial Charles de Gaulle

Une revue polyglotte et pluridisciplinaire

C’est sous ces auspices, dans un Paris bouillonnant et cosmopolite, que naît la revue transition. Pourtant, c’est loin de la capitale française, dans ce petit village de la Champagne qu’on appelait autrefois « pouilleuse » pour la distinguer de la région des vignobles, qu’elle connaîtra ses années les plus fécondes, paraissant à un rythme mensuel. Ouverte à toutes les langues et pluridisciplinaire, la revue s’intéresse à la musique, à la peinture et notamment aux œuvres surréalistes qui laissent dubitatifs les éditeurs américains quand, en 1928, Maria Jolas tente de les convaincre de traduire transition. « Grâce à Eugène et Maria Jolas », écrit Aurélie Chenot, « les noms de Kafka, Beckett, Joyce, Desnos, Prévert, Arp, Klee, Léger et bien d’autres ont dépassé les frontières de l’Europe pour la première fois ».

S’il fallait retenir un seul nom accolé à la mémoire de transition, qui a cessé de paraître en 1938, ce serait évidemment celui de James Joyce. Très connu depuis le succès d’Ulysse, paru en 1922, il donne à la revue des fragments de ce qui s’appelle encore Work in Progress, réservant le titre définitif, qu’il garde secret, pour le format livre. Chaque mois, au moment de l’impression, il envoie ses corrections jusqu’à la dernière minute : « De retour chez l’imprimeur », raconte Eugène Jolas dans un texte consacré à l’écrivain irlandais, « nous apprenions que Joyce voulait introduire d’ultimes ajouts, l’un d’eux étant le plus long qu’il n’eût jamais inventé : une onomatopée de plus de 50 lettres exprimant une toux collective dans une église pendant un sermon. Ce fut inclus. »

Pionnière, l’aventure de transition aura duré onze ans. A l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Eugène et Maria Jolas ne se sentent plus en phase avec les nouvelles avant-gardes qui s’engagent politiquement. Ce qui ne les empêchera pas d’être très actifs pendant le conflit en travaillant notamment pour l’Office of War Information à New York et, pour Maria, en rejoignant l’organisation gaulliste France Forever et en fondant la cantine la Marseillaise sur la Seconde Avenue à Manhattan, au profit des soldats, marins et aviateurs de la France libre. Après la guerre, Eugène jouera un rôle majeur dans la dénazification de la presse allemande et Maria sera une spécialiste reconnue de Joyce, traductrice de Gaston Bachelard en anglais et s’engagera contre la guerre du Vietnam. Quant à la Boisserie, achetée par le couple de Gaulle en 1934, elle deviendra un lieu historique dont le prestige un peu compassé fera oublier les folles années de Colombey.


Colombey est une fête
d’Aurélie Chenot, Editions Inculte, 2022.


Article publié dans le numéro de mai 2022 de France-AmériqueS’abonner au magazine.